Jamais l’Union européenne n’aura eu autant d’importance pour répondre aux défis quotidiens du paysage médiatique. Unis au niveau européen doivent aujourd’hui apporter une réponse efficace face aux géants du web et aux phénomènes qui dépassent largement les frontières nationales.
Qui sont ces géants ? Il y d’abord les grandes plateformes en ligne et les réseaux sociaux qui, jusqu’à présent, agissaient sur la base d’un cadre légal peu contraignant, qui leur laissait le pouvoir se réguler eux-mêmes. On retrouve ensuite les Netflix et consorts qui, jusqu’il y a peu, n’étaient pas soumis aux mêmes obligations que les médias traditionnels.
Certains phénomènes sont la conséquence de l’évolution du secteur. Parmi eux, la concentration des médias est une réalité depuis plusieurs années et questionne le pluralisme et l’indépendance des rédactions.
Les autres phénomènes sont les effets délétères de la grande liberté des géants du numérique en Europe, dès lors que ces derniers n’ont pas été contraints à un cadre régulatoire très stricte. Ces effets touchent aux fondamentaux de nos démocraties. Il s’agit de la haine, la violence, la discrimination, la désinformation en ligne et l’impact sur les mineurs de certains contenus qui circulent librement. Ces effets sont boostés par les algorithmes des plateformes qui peuvent se prêter à servir d’outil de propagande, vus les énormes profits qu’ils génèrent.
Bref, ce qui est interdit dans la vie de tous les jours et dans nos médias locaux était jusqu’il y a peu totalement admis, de facto, en ligne. Pour répondre à cette situation, c’est vers l’Union européenne que les Etats-membres se sont naturellement tournés avec une idée en tête, “restaurer la souveraineté numérique de l’Europe”, en apportant une réponse forte et commune pour protéger les citoyens et les citoyennes, ainsi que les valeurs européennes.
Le long chemin vers la souveraineté a débuté le 28 novembre 2018, après de nombreux mois de contributions, d’analyses et de débats. À cette date, la nouvelle version de la Directive sur les Services de Médias Audiovisuels (DSMA) a été adoptée. Cette dernière représente “le” grand cadre régulatoire du paysage audiovisuel européen. La dernière version de la directive SMA datait de 2010, ce qui représente une éternité à l’échelle du numérique. La modernisation de ce cadre juridique a permis d’harmoniser une série de règles importantes pour l’ensemble des médias européens, mais aussi d’y inclure, pour la première fois, les plateformes de partage de vidéos comme YouTube avec des obligations contraignantes comme la protection des mineurs, le respect des règles relatives à la publicité, ou encore la lutte contre les discours de haine sur leur plateforme.
Une directive ne pouvait suffire à elle seule pour répondre aux enjeux du paysage numérique dans sa globalité. Il fallait étendre le bouclier européen à d’autres acteurs avec, en première ligne, l’e-commerce, mais aussi les réseaux sociaux qui, jusqu’à l’heure où nous écrivons ces lignes, sont encore soumis à un régime peu contraignant. La Commission Européenne se lance alors dans deux nouveaux projets de règlements uniques au monde, le Digital Services Act (DSA), le Digital Market Act (DMA). Ce dernier s’attaque à la législation des marchés du numérique et vise à rendre le secteur numérique plus équitable et plus compétitif.
Le DSA représente quant à lui un projet de règlement majeur qui a pour objectifs d’interdire en ligne ces fameux effets délétères des grandes plateformes et protéger les droits fondamentaux des usagers. Comment ? En fixant d’abord des obligations claires et proportionnelles en fonction de leur taille pour les plateformes et en mettant en place des mesures concrètes. Parmi elles, l’obligation pour les plateformes de modérer leurs contenus. L’excuse trop longtemps avancée par les réseaux sociaux selon laquelle ils ne sont que les “intermédiaires” est révolue. Ils devront désormais rendre des comptes et mettre en place les mesures nécessaires pour assurer une modération effective. D’autres mesures sont également prévues, comme l’interdiction de la publicité ciblée vers les enfants, ou encore l’obligation de permettre aux utilisateurs de s’adresser à la plateforme dans leur propre langue. Un point de contact pour les utilisateurs (le DSC, pour Digital Services Coordinator), sera mis en place dans chaque Etat-Membre. Enfin, une série de règles de transparence seront imposées. Parmi celles-ci, l’obligation pour les plateformes d’être transparentes sur leurs systèmes de recommandation, pour permettre notamment aux régulateurs de comprendre le fonctionnement de leurs algorithmes. Le DSA devrait être adopté par le Conseil en septembre.
Deux autres projets législatifs fort attendus sont sur les rails et viendront compléter l’arsenal régulatoire du secteur audiovisuel européen avec le règlement du DSA et la directive SMA. Il s’agit de l’European Media Freedom Act (EMFA), ainsi que le règlement sur la transparence et le ciblage de la publicité politique.
L’EMFA en est encore au stade de projet (la proposition de la Commission est attendue pour le troisième trimestre du 2022) et a pour mission de renforcer la liberté des médias et le pluralisme, des piliers essentiels des systèmes démocratiques basés sur l’état de droit et sur les valeurs européennes fondamentales. Ces principes permettent aux citoyens et aux citoyennes de se forger librement leur opinion et de participer au débat démocratique. Partant du principe que la responsabilité démocratique des médias est d’autant plus importante en contexte de crise, le bon fonctionnement interne d’un marché pour les médias aide à renforcer un environnement sain pour le développement d’une pluralité d’acteurs de médias européens. L’EMFA pourrait mettre en place, notamment, une série de standards relatifs à la sauvegarde de l’indépendance éditoriale des médias, à la couverture médiatique nuancée et impartiale, aux mesures d’audience, aux principes d’indépendance des médias de service public, ou encore aux normes procédurales permettant d’évaluer le risque sur le pluralisme des transactions sur le marché des médias. L’EMFA pourrait enfin représenter une opportunité pour mieux protéger l’Europe des médias qui agissent sous l’influence d’Etats-tiers.
Enfin, le règlement sur la transparence et le ciblage de la publicité politique devra permettre de limiter les abus et les effets des campagnes publicitaires à caractère politique en imposant des obligations de transparence sur l’ensemble de la chaîne des valeurs de ces publicités, aussi bien en ligne que hors ligne. Cette approche harmonisée de l’implémentation des valeurs et des droits fondamentaux de l’UE représente une étape importante dont la finalité est de renforcer la démocratie en Europe.
Dans cette édition de regulation.be, nous vous proposons de parcourir ces différents projets majeurs de la régulation de l’audiovisuel européen avec une série d’acteurs et d’actrices du monde de la régulation. Avec Karim Ibourki, nous découvrons l’ERGA, groupe des régulateurs des médias européens, dont le CSA belge occupe cette année la présidence. Agnieszka Katner et Frédéric Bokobza de l’ARCOM (ancien CSA français), nous font découvrir les nombreux enjeux et défis que représentent le DSA et l’EMFA. Lubos Kuklis, le président du régulateur des médias slovaques nous emmène sur le terrain de la désinformation en Europe et nous fait découvrir les travaux menés par l’ERGA pour contribuer à la mise en place d’une Europe numérique plus saine. Le collectif de journalistes AdLens partage son analyse sur la question de la publicité politique en Belgique et Ingrid Cools du VRM (Vlaamse Regulator voor de Media) fait l’état des lieux du pluralisme des médias en Flandre. Enfin, Anahi Vila et Michele Failla du CSA belge expliquent le fonctionnement de l’ERGA, ses besoins et commentent une actualité européenne qui n’aura jamais été aussi riche sur le plan de la régulation.
Bonne découverte !