Découvrez le dossier spécial « Ces géants qui nous ciblent »
Par Paul-Eric Mosseray
La « compétence territoriale de la régulation », c’est le concept un peu abstrait généralement utilisé à la base d’un défi de taille très concret : appliquer des règles équivalentes à des services audiovisuels – chaine TV, services VOD – lorsqu’ils exploitent les ressources d’un même marché
Quel est le point commun aujourd’hui entre RTL-TVI, TF1 Belgique, MTV, Nickelodeon, Cartoon Network, Disney Channel, Netflix, …? L’exploitation des ressources publicitaires ou de l’abonnement sur le territoire de la FWB sans être soumis aux mêmes règles que ceux qui y sont installés.
A l’origine, on trouve l’émergence du marché européen de la télévision et la fondation d’un cadre juridique qui détermine le rôle de chaque Etat. Après avoir consacré en 1989 par sa directive « Télévision sans frontières » le principe de libre circulation des services de télévision et l’harmonisation d’un ensemble minimal de règles communes applicables à l’ensemble des programmes en Europe, la directive « services de médias audiovisuels » (SMA) est venue confirmer le principe du « pays d’origine ». Selon ce principe, un éditeur établi dans un pays de l’UE est soumis à la législation de ce pays d’origine pour toute activité déployée dans le marché unique européen, sans restriction possible des marchés de destination.
C’est peu dire qu’au sein de notre territoire restreint et fortement câblé, les autorités publiques et parmi elles le régulateur se sont inquiétées dès 2002 – 1ere étude du CSA.be pour l’EPRA, suivi d’un avis du Collège d’avis – d’assurer au sein d’un marché unique européen, une activité audiovisuelle propre à la FWB, répondant à des attentes légitimes de diversité culturelle et de protection des usagers qui tienne compte de leur propre sensibilité.
UN EQUILIBRE INSATISFAISANT
Aujourd’hui, l’enjeu de la compétence territoriale évolue sur deux fronts. Dans le secteur de la télévision traditionnelle en FWB, des services présentent une variété de situations de rattachements territoriaux : d’un côté, des services télévisuels établis et destinés à une audience en FWB (RTBF, les TVL, Be TV, groupe AB, Canal Z ,…) et des services établis et destinés à une audience en France mais débordant la frontière (France TV, …) ; de l’autre, des services destinés spécifiquement au public francophone belge, et dont la juridiction rattachée à un autre Etat membre est reconnue par le CSA ( MTV, Nickelodeon, Disney, tout dernièrement TF1 Belgique…) ou ne l’est pas (RTL-TVI, Club RTL, Plug RTL). En FWB, ces « autres service services représentent 48% de l’audience totale globale TV, 62% de l’audience TV spécifiquement ciblée, une estimation à terme de l’ordre de 70% du marché publicitaire. Ils ne sont pas soumis actuellement aux règles équivalentes appliquées aux autres services présents sur ce même marché.
Dans le secteur des services à la demande, l’émergence des services audiovisuels sur l’internet – et singulièrement de Netflix – posent de nouvelles questions : certains, en particulier extra-européens, réalisent un shopping réglementaire dans les états membres les plus accueillants et souvent les moins contraignants, – jugeons-en à titre d’exemple la proportion européenne (19%) et nationale (1%) du catalogue belge de Netflix – …. Tous opèrent les marchés nationaux d’une manière ciblée dès lors que, fondés sur l’abonnement individuel, ils entretiennent des relations commerciales personnalisées avec les utilisateurs.
L’orientation du CSA reste de trouver le meilleur équilibre entre liberté de circulation et d’établissement, constitutifs du marché audiovisuel européen, concurrence loyale entre acteurs exploitant les ressources de notre marché et responsabilités équivalentes dans les objectifs de protection, de promotion et de production des politiques publiques applicables en FWB.
Mais pour le CSA, cet équilibre reste insatisfaisant : certains services ne respectent pas les règles de la directive et un nombre plus important encore enfreint les règles plus strictes applicables en FWB en matière de publicité ou encore de contribution à la production d’œuvres audiovisuelles.
Ces deux dernières années, l’impact du phénomène est allé croissant sur notre marché et donc sur l’action du régulateur, qui dispose d’outils juridiques à l’efficacité variable. Faisant suite à des monitorings spécifiques réalisés sur 3 ans révélant des indices d’infractions potentielles et récurrents chez l’éditeur RTL Belgium, ainsi qu’une analyse des critères de rattachement de ses chaines à la Belgique plutôt qu’au Luxembourg, le CSA a décidé de traiter à nouveau lui-même les plaintes du public et de ne plus les transmettre à son homologue luxembourgeois. En mai dernier, après que le groupe TF1 ait confirmé son projet de lancer des décrochages publicitaires en Belgique – préfigurant une ponction significative du marché publicitaire – le CSA introduisait auprès de son homologue français la demande de conclure un accord mutuel pour encadrer les activités de l’opérateur français ciblant le marché publicitaire belge. Quant à Netflix, sa pénétration en Belgique – bien que peu documentée – apparait comme une des plus importantes d’Europe, mais rien dans le dispositif européen ne permet actuellement d’encadrer la réception de son offre belge au départ de sa juridiction néerlandaise.
LA NECESSITE D’UNE REPONSE EUROPEENNE FORTE
Et en Europe ? L’immixtion de grands joueurs internationaux qui cette fois « utilisent » le principe du pays d’origine pour cibler des marchés majeurs au départ de hubs audiovisuels européens bienveillants, réveille l’attention de ceux qui n’y voyaient qu’un problème secondaire de petits marchés adjacents. Le cadre européen est en ébullition et il détient des clés essentielles à l’organisation d’un meilleur équilibre pour l’arbitrage des juridictions entre les Etats européens. En mai 2016, la Commission européenne déposait sa proposition de révision de la directive, peu convaincante sur les questions générales de juridiction, mais présentant une ouverture intéressante sur les conditions possibles d’une contribution à la production des services à la demande, y compris non nationaux. Le CSA et avec lui L’ERGA (plate-forme des régulateurs) y ont plaidé dans un rapport expresse la nécessité de réduire les situations d’inégalité de traitement, notamment en précisant les critères de rattachement et les procédures anti- contournement pour répondre aux incessants contentieux de juridiction existant dans plusieurs Etats.
Apres les débats tenus dans les enceintes du Parlement européen et du Conseil des Ministres de l’audiovisuel, s’est engagée en juillet dernier la négociation en « trilogue ». Des avancées positives ont pu être enregistrées, mais à l’heure d’écrire ces lignes, le débat reste ouvert sur l’aboutissement des mesures qui pourraient venir à bout des contentieux de contournement et une approche nouvelle autorisant les pays de destination à organiser des mécanismes de contribution pour les services VOD , mais également de télévision, qui les ciblent
Car à tous les étages de l’édifice européen, il reste une tension teintée d’incompréhension entre Etats membres : une tension entre l’objectif de diversité culturelle fondé sur des mesures nationales de production et de promotion des contenus d’intérêt général, et l’objectif du marché unique fondé sur l’abaissement des barrières nationales, contribuant à la libre circulation des services audiovisuels et également… au pluralisme sur le territoire de l’Union. Le dispositif anti-contournement de la directive européenne en a été jusqu’ici le résultat peu efficace.
Cette solution de compromis apparait aujourd’hui dépassée, car elle doit désormais faire face aux conséquences inédites d’un déplacement géographique de valeur, entre petits et grands marchés européens, mais aussi entre marchés européens et extra-européens. L’assèchement des ressources nourrit de grandes inquiétudes sur la capacité de maintenir des éditeurs locaux et de produire des contenus, paradigme essentiel à création audiovisuelle et culturelle, comme au débat démocratique. La réponse européenne devrait être forte et saisir l’occasion de cette révision de la directive, sans plus attendre.
CINQ REGARDS SANS TABOUS
Ce nouveau numéro de Régulation a l’ambition de contribuer à décoder ce dossier complexe. Pour brosser le paysage « pendant la bataille », un éclairage dresse en graphique et en chiffres le panorama des enjeux, et se plonge dans le dédale de la négociation européenne. Nous avons donné ensuite la parole aux acteurs, pour approcher au plus près le contexte d’une régulation parfois théorique et échanger leurs propositions de solution. Certains ont préféré s’abstenir, tandis que d’autres se sont prêtés sans tabous au jeu des questions que leur posait notre équipe de communication, Coraline Burre et Francois Massoz-Fouillien.
Focus d’abord sur le marché suisse où une trentaine de chaines étrangères ponctionnent 40% des ressources publicitaires sans y exercer d’activité éditoriale, en compagnie de François Besançon, président de l’association qui chapeaute le marché publicitaire suisse francophone, un marché somme toute assez similaire au notre. Parole ensuite à un opérateur de notre juridiction qui subit de plein fouet les conséquences des contournements. Inspirateur et instigateur de la télévision numérique en FWB, Daniel Weekers (Be TV) décrypte les stratégies concurrentielles des nouveaux géants comme Netflix qui bypassent les infrastructures locales. Il propose des solutions qui passent par la solidarisation des acteurs locaux autour d’une production à forte identité locale mais peu couteuse, la création de plateformes nationales et européennes ainsi que la constitution de leaders européens.
Le secteur publicitaire est quant à lui au premier balcon de la joute entre ces nouveaux joueurs qui le sollicitent. En fin analyste de l’éco-système, Bruno Liesse (agence média Carat) décode les jeux de rôle des éditeurs et des annonceurs mais invite surtout le marché à se repenser d’urgence dans les modes de consommation de demain, en termes d’efficacité publicitaire et de diversification des éditeurs.
Sous le regard attentif de Jeanne Brunfaut (Centre du cinéma et de l’audiovisuel), le secteur de la production indépendante vit au cœur d’un cercle de moins en moins vertueux s’il n’est pas irrigué équitablement par tous les opérateurs bénéficiant des ressources du marché. Entre opportunités de diffusion et menaces pour les fenêtres d’exploitation, l’émergence des nouvelles plateformes plaide pour une marque de fabrique locale forte
Enfin, Jean Paul Philippot (RTBF et UER) va au cœur des problèmes en jeu à savoir l’importance primordiale des investissements dans les contenus locaux et nationaux aptes à préserver le pluralisme, garantir le débat public et renforcer le tissu culturel local.
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