Découvrez le dossier spécial « Ces géants qui nous ciblent »
Le grand virage numérique des médias a connu ses précurseurs. Parmi eux, Daniel Weekers. Entrepreneur, visionnaire, il a installé en Belgique les bases de la consommation des médias telle que nous la connaissons aujourd’hui. La télévision numérique HD, c’est lui. La télévision de rattrapage, encore lui…
Aujourd’hui patron de Be tv, Daniel Weekers, qui a pourtant longtemps inspiré le secteur belge, doit faire face à une concurrence importante sur son propre terrain. Il y a quelques années à peine, Netflix ne représentait pas encore une réelle menace. Aujourd’hui, la pénétration de ces acteurs sur notre marché est devenue un problème majeur pour les acteurs locaux proposant des services similaires sur les plateformes numériques. Comment faire face à des géants lorsque l’on produit les mêmes services au niveau local ? Comment préserver notre identité lorsque nos marchés sont décloisonnés et s’ouvrent à une large concurrence ? Question majeure lorsque l’on prend conscience de l’importance de produire et de diffuser des contenus audiovisuels qui « parlent » aux belges… Daniel Weekers ouvre le débat sur quelques éléments de réponse…
Dans le début des années 2000, le contexte concurrentiel était-t-il favorable pour créer des services tels que Be tv ?
Nous étions peu nombreux sur le marché il y a deux décennies, mais les possibilités, notamment techniques, pour mettre en place de tels services comme la télévision de rattrapage commençaient à émerger et ont d’ailleurs rapidement explosé. Le marché audiovisuel était un peu fou dans le début des années 2000. Tout était possible, on achetait même des abonnés à prix fixe sans savoir si c’était rentable. Mais déjà, à l’époque, la concurrence commençait à pointer le bout de son nez. Lorsque Belgacom TV a été lancée en 2005 avec toute la concurrence que cela impliquait, on a rapidement compris que nous ne pouvions pas rester seuls. Trois ans plus tard, les télédistributeurs ont racheté 100% du capital de Be tv. En étant solidaire et présent sur le câble belge, Be tv a pu faire face à la concurrence « sur le câble ». Avec des concurrents directs comme Netflix qui n’ont finalement plus vraiment besoin de passer par les câblos, c’est une autre histoire…
Vous attendiez-vous à l’arrivée d’un concurrent comme Netflix sur votre marché ? Quel est son impact ?
Netflix a pris tout le monde à contre-pied. Ils sont passés par d’autres chemins concurrentiels qui s’imposent aujourd’hui dans la consommation des citoyen.ne.s ; celui de l’internet à haut débit qui se développe depuis quelques années. Avec internet, de tels services peuvent occuper tous les marchés qu’ils désirent sans devoir « nécessairement » passer des accords avec les télédistributeurs pour exister avant tout sur le câble. Les acteurs comme Netflix existent d’abord sur internet et s’installent ensuite sur le câble. Je dirais que Netflix vient seulement d’ouvrir le bal de cette nouvelle forme de concurrence.
L’impact de tels acteurs sur notre marché est énorme pour des services locaux comme les nôtres parce qu’ils sont doublement concurrentiels. D’abord au niveau du prix de l’abonnement, ensuite vis-à-vis des contenus qu’ils proposent. Netflix a commencé avec un très large catalogue mais qui proposait peu de contenus premium. Jusque-là, des services premium et locaux comme Be tv avaient une valeur ajoutée certaine sur eux. Mais aujourd’hui, grâce à son abonnement très bon marché, Netflix est devenu un service mondial avec des revenus énormes qui lui permettent d’investir des sommes colossales dans la création de films et séries. Une partie importante du catalogue de Netflix est désormais premium et l’abonnement reste très bon marché. C’est ici que ça devient un problème car les éditeurs belges n’ont clairement pas les moyens de les concurrencer. L’avenir n’est pas très prometteur pour notre marché local puisque, visiblement, tous les gros acteurs américains, Facebook, Amazon et Apple en lice, se lancent dans la création audiovisuelle premium. Je ne donne pas quelques années avant que tout notre marché audiovisuel se retrouve fractionné par ces géants.
Reste-t-il tout de même des bastions pour que notre secteur audiovisuel reste concurrentiel ?
Nous avons la chance de rester encore propriétaire des droits sportifs et de produire (depuis peu), de plus en plus de fictions originales, comme le fait la RTBF. Celui qui détient les droits sportifs pour les live peut s’assurer des rentrées financières importantes. Je prédis néanmoins que des gros acteurs comme Amazon, qui ont les moyens de payer ce type de droits le feront dans les années à venir. Avec leurs moyens énormes, ils vont rendre l’acquisition de ces droits impayable pour des petits marchés comme le nôtre. Je suis convaincu que, d’ici quelques années, nous allons perdre nos majors et les droits sportifs ne seront plus exclusifs chez nous.
Si nous perdons nos « majors », quelle serait la stratégie à adopter pour notre secteur ? Vous avez tout de même souligné les efforts de la RTBF en termes de création de contenu. Nos éditeurs cherchent des solutions et s’adaptent aux nouveaux contextes de consommation…
Sur le plan des éditeurs je vois deux axes pour nous repenser : la consolidation de l’offre et la création de contenus originaux
Je pense qu’il y a plusieurs solutions à mettre en œuvre à notre échelle, avec peut-être un premier réflexe à avoir, celui de la solidarité. Si nous sommes tous concurrents à l’intérieur de notre territoire, nous devons prendre conscience que, face à des Netflix et compagnie, nous avons tout intérêt à nous mettre ensemble. Je suis convaincu que nous devons mettre en place une offre collective. Il y a quelques années, j’avais proposé de lancer une plateforme VOD unique avec les autres acteurs locaux destinée à diffuser les contenus locaux et premium des éditeurs belges. Mais Les antagonismes entre RTL et la RTBF étaient tels que cette plateforme n’a jamais pu être lancée. Je regrette qu’il n’y ait pas une culture de solidarité entre nos éditeurs ,d’autant plus que notre marché est étroit Ce que je constate au niveau européen, c’est que La chaine payante seule, si elle ne s’adosse pas à d’autres, ne peut pas survivre. Je pense que les grands groupes médias européens vont devoir fusionner pour exister et concurrencer les gros acteurs américains.
Vous le pointez, la création de contenus originaux est d’une importance majeure. Il faut souligner le travail remarquable de la RTBF en la matière. Notre secteur doit se repenser. Pour séduire le consommateur de demain, il faudra lui proposer un large catalogue premium qui contient et du local et des blockbusters car c’est cela qu’il recherche. Les blockbusters sont lents à produire et très coûteux. Pour s’adapter, notre secteur audiovisuel devra créer des contenus originaux de qualité et bon marché. Les succès stories récentes de la RTBF montrent que nous en sommes capables.
La solution pourrait-elle aussi venir de l’Europe ?
Je ne vais pas me faire des amis, mais je pense que nous devons vraiment défendre le principe de pays de destination dans le projet de révision de la directive et imposer à des services étrangers de contribuer à la production locale chez nous. Il faut trouver le moyen d’imposer des services comme Netflix et de les faire contribuer. Si les abonnements de Netflix sont aussi bon marché, c’est aussi parce qu’ils n’ont aucune charge en diffusant leurs services chez nous contrairement à nos éditeurs. Cette situation doit changer pour rétablir une concurrence plus saine entre tous les acteurs.
Je pense aussi que l’Europe devrait davantage favoriser l’émergence de leaders européens. Il n’existe aucun Amazon, Facebook, YouTube ou Netflix chez nous capables de produire du contenu pour le public européen et faire face aux GAFAN américains. Je pense clairement que l’une des solutions pour rétablir une concurrence à échelle de notre continent est celle de la concentration des grands groupes européens.
Nos politiques ont-ils une carte à jouer ?
À côté des enjeux européens, Ils devraient, à mon sens, prendre conscience que si le secteur connait déjà pas mal de difficultés, le piratage des contenus originaux belges représente aussi une perte énorme. Nos éditeurs vont se lancer de plus en plus dans le streaming vidéo et s’exposer davantage au piratage. Certains pays ont une politique anti-piratage poussée qui ont obligé Google à « dé-référencer » les sites de streaming illégaux. En Belgique, c’est le néant total.
Je pense enfin qu’il y a une réelle carte à jouer avec notre tax shelter qui est l’un des cinq meilleurs qui existe. Le secteur audiovisuel va devoir produire toujours plus et à moindre coût. La demande des plateformes va exploser. Il faudra que les techniciens puissent tourner en permanence avec des gens compétents. La Belgique est au centre de l’Europe et occupe donc une place stratégique pour les producteurs. Nous avons des capacités techniques reconnues et nous sommes proches de Londres et Paris. Nous sommes un point de rencontre intéressant pour des tournages faciles. À mon sens, nous pourrions devenir une plateforme tournante en termes d’infrastructures et de capacité de production pour répondre à cette demande. D’une certaine manière, si les Netflix et compagnie affectent notre marché, nous pourrions aussi en tirer profit. Nous devrions pousser les possibilités qu’offre le tax shelter encore plus loin.
Par exemple aux programmes tv éducatifs, documentaires ou d’investigations.