Découvrez le dossier spécial « Ces géants qui nous ciblent »
François Besençon est le Président de « Communication Suisse », une association importante qui chapeaute l’ensemble du marché publicitaire francophone, médias, agences, annonceurs confondus. Il en est aussi le vice-président au niveau national et influe tant sur le plan politique, que sur les acteurs du marché. Loin du modèle segmenté à la belge, notre interlocuteur nous confie qu’une telle organisation est nécessaire en Suisse, car il existe le principe de démocratie directe. Le Gouvernement a donc besoin de simplifier au maximum le nombre d’interlocuteurs par secteur. François Besençon est donc au sommet de la tour d’observation du secteur de la publicité en Suisse.
Mais quel est l’intérêt pour nous, les belges, de porter notre regard sur la Suisse concernant les questions de ciblages territoriaux ? La réponse est en soi est assez simple : depuis maintenant deux décennies, une trentaine de chaînes télévisées étrangères exploitent le marché publicitaire suisse et engrangent un chiffre d’affaires de près de 300 millions d’Euros. Les conséquences d’un tel ciblage n’ont pas épargné le marché audiovisuel local. L’arrivée de TF1 sur le marché publicitaire belge sonne-t-elle le glas de l’écosystème confortable actuel à l’intérieur duquel les acteurs locaux trouvent tous leur place ? Allons-nous connaitre une évolution similaire à celle de la Suisse ? Et pour quelles conséquences ? Qui de mieux placé que François Besençon pour en parler avec nous ?
Le marché audiovisuel suisse est largement exploité par les chaînes étrangères, quelles sont les conséquences sur le secteur dans son ensemble ?
Inévitablement, l’apparition de nouveaux acteurs sur un même marché va profiter à certains et impacter négativement d’autres. L’impact sur les médias suisses ou sur les annonceurs et les agences de publicité n’est évidemment pas le même.
Pour les annonceurs et les agences de publicité, il faut bien reconnaître que l’arrivée de fenêtres publicitaires est globalement positive, car cela augmente l’offre publicitaire disponible et pousse les investissements publicitaires à la hausse. Pour les médias locaux, c’est évidemment une autre histoire !
Pourquoi les annonceurs vont-t-ils payer pour un service qui était précédemment gratuit ?
Effectivement les annonceurs bénéficiaient de ce qu’on appelle l’overspill ou débordement naturel puisque leurs publicités diffusées par exemple en France étaient vues en Belgique, sans coût additionnel. Avec l’ouverture d’une fenêtre publicitaire, les écrans publicitaires originaux seront, pour tout ou en partie, recouverts par un écran publicitaire spécifique, supprimant ainsi l’overspill et obligeant les annonceurs à acquérir de la publicité directement en Belgique. C’est l’effet bénéfique pour le marché cible qui devrait voir ses volumes publicitaires augmenter.
Les annonceurs belges ne vont-ils pas favoriser les éditeurs locaux ?
Reste à savoir maintenant si les annonceurs belges seront séduits…, l’annonceur est opportuniste et il ne fait en général pas de politique des médias. Il recherche la meilleure performance publicitaire au meilleur coût, rien de plus normal. En Suisse, cette situation de décrochage est telle que les annonceurs et les agences médias ont depuis longtemps intégré ces services étrangers dans leur stratégie publicitaire.
Vous confirmez donc que la manne publicitaire augmente avec les décrochages. Dans quelle mesure cette augmentation profite-t-elle au secteur local ?
Cette augmentation de l’offre et de la manne publicitaire ne profite à personne, sauf aux chaînes étrangères. Les fenêtres publicitaires ont également un effet sur le prix de la publicité dans son ensemble, et pas seulement en télévision, qui est impacté à la baisse, et ce aussi bien en raison de l’augmentation de l’offre que des tarifs attractifs qu’elles peuvent pratiquer car elles n’ont pas de programme à refinancer. Ce que nous avons pu observer en Suisse, c’est que les fenêtres publicitaires étrangères ont généré une croissance du marché TV suisse. Mais cette augmentation a profité exclusivement aux services à l’origine de ces décrochages qui ont connu une augmentation de 300%. Les acteurs privés et publics locaux ont quant à eux les mêmes revenus que dans le début des années 2000. Donc d’un côté, les éditeurs étrangers triplent leur recette et les acteurs locaux stagnent de l’autre. On peut clairement parler d’assèchement du marché pour les acteurs historiques du marché suisse.
Les montants captés par les décrochages publicitaires, soit CHF 328 millions de francs suisses en 2016, sont autant de moyens perdus pour la production de contenus en Suisse. On fragilise ainsi les médias, TV, radio et la presse, qui fournissent un service au public, qu’il s’agisse de médias privés ou publics.
Pensez-vous que la Belgique doit s’attendre à un tel scénario ?
Nous sommes à tout le moins des pays semblables. Si je prends l’exemple de la Suisse, le paysage TV s’appuie sur trois piliers : le service public qui représente un tiers de l’audience, les télévisions étrangères qui cumulent plus de 40% d’audience aujourd’hui et les chaînes privées suisses qui se partagent le solde. Cette photographie, si elle diffère légèrement entre les 3 régions linguistiques les plus importantes (Suisse alémanique, Suisse romande et Suisse Italienne), reste globalement valable. Finalement, on retrouve trois communautés linguistiques fortes en Suisse, exactement comme chez vous. Qui dit communauté linguistique forte, dit aussi services étrangers-frontaliers, qui produisent des services audiovisuel dans les mêmes langues et peuvent donc capter une audience importante chez leur voisin… et la valoriser ensuite par du décrochage. L’overspill des télévisions étrangères est finalement typique d’un petit pays, multilingue et entouré de puissants médias issus des pays voisins. Je ne peux m’avancer sur l’avenir du secteur audiovisuel belge, mais notre ressemblance est frappante…
Quel a été l’impact en Suisse des décrochages sur les médias locaux ?
On peut parler de catastrophe pour les médias locaux. Depuis 15 ans, toutes les TV Suisses stagnent alors que l’on assiste à une explosion du marché publicitaire en télévision. La croissance étant exclusivement au profit des services étrangers. Les télévisions privées sont des acteurs de petites tailles, d’importance régionale ou locale. Certaines reçoivent des fonds publics mais toutes jouent un rôle important et fournissent un véritable service au public. Il n’y a pas aujourd’hui de chaînes privées d’importance nationale en dehors des offres de pur divertissement. Le contexte audiovisuel actuel ne permet sans doute pas le déploiement d’un acteur privé d’importance nationale en Suisse. L’une des raisons qui explique ce scénario catastrophe pour les éditeurs suisses, sont les fenêtres publicitaires des acteurs étrangers. Les chaînes privées suisses captent 50 millions de Francs suisses, alors que 300 millions s’échappent vers Paris et Berlin. Ces fenêtres publicitaires impactent le secteur public, mais aussi et surtout le secteur privé.
Est-ce que les programmes d’informations produits par les acteurs locaux ont été impactés par cette diminution importante des revenus ?
Clairement, oui. Les médias privés suisses ne disposent pas des moyens financiers dont ils auraient besoin pour développer leur offre. Certaines études pointent l’impact des fenêtres publicitaires étrangères[1]. C’est un réel problème, notamment sur la question de la diversité et de la qualité des médias.
Quelles sont les solutions que la Suisse a pu mettre en œuvre pour préserver son marché local ?
Depuis plus de 15 ans, les acteurs de la place médiatique suisse, mais aussi les producteurs audiovisuels et autres communautés intéressées à la bonne santé du secteur suisse ont cherché des solutions…. Sans réel succès. Il ne s’agit bien évidemment pas d’interdire les pratiques du décrochage publicitaire, mais d’appliquer les mêmes règles du jeu pour tous les acteurs actifs sur un marché donné. Aujourd’hui, en soumettant les décrochages publicitaires aux pays d’origine, en application du droit européen, on crée sans conteste une dissymétrie mettant en danger les marchés nationaux des médias, ceux-là même que la régulation européenne promet de préserver au nom de la diversité culturelle. La Directive SMA[2] permet à ces acteurs étrangers de ne pas se soumettre aux règles des pays qu’ils ciblent. Si ces acteurs devaient, par exemple, investir à l’intérieur des pays qu’ils ciblent, ils contribueraient, au même titre que les acteurs nationaux, à la santé du marché dans lequel ils prélèvent des recettes. D’autre part, cela diminuerait la dissymétrie en rendant ainsi l’accès au marché national plus cher.
En Suisse, les médias doivent réinjecter 4% de leur recette dans la production locale. Le minimum serait que ces acteurs étrangers investissent de la même manière.
La solution se trouve en Europe ?
Il est intéressant de regarder, pour une fois, en arrière, à l’époque où la directive n’existait pas. En 1998, la première fenêtre publicitaire décrochée en Suisse, Sat. 1 Schweiz, était en fait un décrochage programme avec de la publicité. La chaîne avait reçu l’autorisation de décrocher, mais elle devait produire du contenu audiovisuel destiné à la Suisse en contrepartie. Ce genre de logique est assez intéressante et va plus loin que la seule contribution financière à la production. C’est une implication dans une filière métier, à même de dynamiser le secteur de la production sur le plan régional ou local.
[1] Etude collective, Le marché publicitaire suisse face au défi numérique, Université de Genève, 2015.
[2] Directive sur les Services de Médias Audiovisuels.