« Les enfants ont un penchant naturel pour la philosophie »

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« Les enfants nous parlent » sur Boukè, le Média de proximité de la région namuroise, concrétise une mission de service public confiée aux médias de proximité : la participation active des jeunes à la programmation. La démarche touche également à l’éducation aux médias. Rencontre avec Bernard Polet, l’homme-orchestre qui produit ce format « à la recherche de vérités essentielles ». 

Produit par Boukè, « Les enfants nous parlent » est également diffusé sur d’autres Médias de proximité. Le programme connait une belle visibilité. Comment tout a commencé ?  

Le format est né au début de l’année 2015 dans le contexte post-attentats. Charlie Hebdo… Le Bataclan… Notre société est alors sous le choc. Traumatisée. Le discours médiatique devient anxiogène comme jamais. C’est une période de violence latente. Sur les chaînes d’infos en continu, tout est prétexte à accentuer la menace, avec des titres alarmistes et une parole raciste qui sort de l’ombre… En tant que journaliste, je m’interrogeais sur la manière dont ce climat pesait sur les enfants. L’idée germait en moi de leur proposer une fenêtre publique d’expression. D’abord pour eux, mais aussi pour que leur message puisse inspirer les adultes. Parce qu’on ne prend pas assez le temps de les écouter. Or, la parole des enfants qui se libère, c’est souvent bouleversant… Le projet me semblait cadrer avec les missions d’un média comme le nôtre.    

Vous tournez alors un pilote ? 

En quelque sorte. On teste le format sur une longue séquence. Parole est donnée aux enfants sur le sujet de… la liberté d’expression ! Ça démarrait fort… Je m’adresse à une petite école qui sélectionne 6 élèves d’une douzaine d’années pour participer sur base volontaire : 3 filles et 3 garçons. La production de ce numéro zéro m’a donné la chair de poule… La qualité des propos tenus par ces enfants, leurs points de vue rafraichissants, leurs espoirs… Bref, je me suis dit qu’on tenait quelque-chose. L’équipe étant heureusement de mon avis, Boukè lançait la production d’un mensuel de 12 minutes.   

Un format condensé. Mais qui implique beaucoup de travail en coulisse… 

Oui. Comme toute démarche d’éducation aux médias… Concrètement, je communique le thème à l’avance aux enseignants. Mais pas les questions. La classe peut donc déblayer le terrain sans pour autant altérer la spontanéité que je recherche. Le jour du tournage, on démarre par une conversation de groupe : je leur rappelle que ce n’est pas un examen, qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse, qu’on va réfléchir ensemble, prendre le temps de savoir ce qu’ils pensent vraiment, qu’ils peuvent douter, que les silences et les hésitations, c’est bien aussi… Et puis, je leur parle de la magie du montage, je leur rappelle que ce n’est pas du direct, que je vais choisir les meilleurs moments pour les mettre en valeur. Ça les rassure… Tout comme le passage en revue du matériel : on leur montre les boutons de la caméra, on teste le micro-cravate, on rigole avec le technicien, on évacue le trac… Ce n’est qu’une fois ce climat de confiance établi qu’on commence les entretiens individuels.  

Comment choisissez-vous les thèmes abordés ? 

Le sujet est souvent en lien avec l’actualité puisqu’un des objectifs est de la dédramatiser. Mais on aborde aussi des thèmes philosophiques existentiels comme la mort, la place de nature, la pauvreté… Les conversations filent dans tous les sens, c’est très stimulant… Il arrive aussi que les enfants oublient la caméra et que, par associations d’idées, ils dérivent sur des sujets plus personnels, voire intimes. Je recentre alors délicatement. C’est une limite que j’évite de franchir car je ne suis que journaliste.  

Comment trouver le bon ton ? 

Je me suis progressivement formé au dialogue avec les enfants auprès de spécialistes du Pôle philo du PAC de Wavre. C’est dans ce cadre que j’ai élaboré le ton du format, dont le fondement est l’entretien philosophique. Cela signifie, dans les grandes lignes, qu’on n’interroge pas l’enfant sur ce qu’il sait, ni sur ce qu’il ressent, mais plutôt sur ce qu’il pense, sur ses opinions. Malgré tout, j’absorbe beaucoup, et je suis généralement vidé après un tournage… 

L’étape du montage est ensuite essentielle pour créer un fil rouge ? 

Oui. Je suis souvent inspiré par l’un ou l’autre enfant, qui se démarque par son ton, son humour, et dont la personnalité guide naturellement le propos. J’essaye tant que possible d’éviter les discours trop lisses, de montrer les contradictions, les flottements, de créer de moments suspendus, parfois poétiques. En fait, l’objectif du montage est d’agencer des idées simples mais autrement, pour faire réfléchir tout le monde, petits et grands.   

Quels retours recevez-vous ? 

On me dit en général que c’est un espace d’expression trop rare en télévision. Parfois, des parents ou des enseignants me disent qu’ils ont découvert leur élève ou leur enfant sous un angle qu’ils ne connaissaient pas. Ce qui est un beau cadeau… Mais le plus agréable, c’est quand un enfant me remercie car il ne se pensait pas capable de « parler aussi bien ».  

Votre travail pour « Les enfants nous parlent » modifie-t-il la manière dont vous pratiquez votre métier de journaliste au quotidien ? 

Oui, sur l’aspect pédagogique : « être compris, sans être simpliste », c’est un leitmotiv exacerbé par mon expérience avec les enfants. Et puis, je me rends compte des biais implicites de la profession : si les journalistes adoptent un ton anxiogène, c’est en gros pour se donner de l’importance ! Pour montrer qu’ils manient des sujets graves complexes… Je me bats contre ces mécaniques inconscientes car, mises bout à bout, elles affectent aussi les enfants, plus qu’on ne le croit…  

Que retiennent les enfants de cette expérience ? 

D’abord un souvenir marquant sur le plan personnel. Le premier passage en télévision, à cet âge-là, c’est un défi qui amène beaucoup de confiance et de fierté. Et puis, les enfants sont fascinés par la comparaison entre leur vécu du tournage et le programme diffusé. Cela permet de comprendre en filigrane comment est construit le discours télévisuel. Sur ce point, il est d’ailleurs fondamental que l’expérience soit bien accompagnée par les enseignants. Je constate avec plaisir que c’est souvent le cas : les écoles sont demandeuses de ce genre « d’atelier pratique » car les opportunités sont trop rares… L’expérience donne donc lieu à beaucoup de débats, avant et après le tournage, avant et après la diffusion. 

Le format est resté relativement stable depuis sa création. Comment le voyez-vous évoluer ? 

J’ai deux envies. La première, ce serait de retrouver certains participants des débuts. Ils approchent aujourd’hui de la vingtaine et je voudrais organiser une rétrospective : vous étudiez quoi ? vous pensez toujours ça ? quelles sont vos aspirations ?… Ma seconde envie serait de décliner le format dans les maisons de repos. « Les seniors vous parlent » en quelque-sorte… Encore un public oublié de la représentation médiatique ! Pourtant, comme celle les enfants, leur parole est d’or quand on prend le temps de l’écouter et de la mettre en valeur. On pourrait d’ailleurs croiser les deux approches pour faire un format intergénérationnel qui mise sur la transmission. 

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