Entretien de Karim Ibourki, Président du CSA
Les crises répétées des dernières années ont rappelé avec force le rôle majeur que jouent des médias pour informer les citoyens et les citoyennes, mais aussi pour assurer un rôle culturel de premier plan. L’avenir de l’audiovisuel, notamment public, est crucial pour nos démocraties et appelle à une évolution du cadre régulatoire, aussi et surtout du côté de l’Europe. C’est ce qu’estime Karim Ibourki, président du CSA qui vient d’endosser un second mandat à la tête de l’instance et qui a occupé la présidence de l’ERGA (le groupe des régulateurs européens de l’audiovisuel) en 2022. Ces derniers mois ont vu défiler de nombreux dossiers d’envergures qui marqueront pour certains un tournant important pour les régulateurs et les acteurs du paysage audiovisuel.
Vous êtes reparti pour un second mandat à la présidence du CSA. Que retenez-vous des cinq dernières années au sein de l’instance ?
Nous avons investi énormément de domaines et réalisé une quantité importante de projets, surtout au regard de la taille moyenne de notre institution. Je rappelle que nous sommes une petite trentaine au CSA. Durant les cinq années qui précèdent, nous avons porté des projets de grande taille. Je pense au plan de fréquences en radio FM et DAB+, au jumelage avec notre homologue tunisien la HAICA, les nombreux dossiers qui touchent à la régulation du câble, ou encore à nos Baromètres de l’égalité et de la diversité et à nos deux premières études « MAP » sur les modes de consommation des médias.
Sur le plan européen enfin, nous avons été largement mobilisés. Nous avons d’abord occupé la vice-présidence de l’ERGA, le groupe européen qui fédère les régulateurs de médias et ensuite la présidence entre 2022 et 2023. Ce rôle représente beaucoup, car nous avons coordonné auprès des autres régulateurs nationaux des dossiers qui soulèvent de grands enjeux tels que le Digital Services Act, le Media Freedom Act ou la régulation sur la transparence de la publicité politique. Nous restons d’ailleurs membres du Board de l’ERGA.
Ce que je retiens des cinq dernières années, c’est aussi la grande disponibilité des équipes pour se lancer dans des nouveaux défis et porter les projets mais aussi et surtout le dynamisme d’un secteur audiovisuel qui a traversé une série de crises et qui a été capable de s’adapter. J’ai le sentiment d’être entouré par des équipes de qualité et par un secteur qui fait preuve de beaucoup de créativé et d’une grande capacité de résilience et d’agilité. C’est très enrichissant.
À titre plus personnel, je reste marqué par la disparition de notre vice-président Alexis Deboe qui était un ami et qui est parti bien trop tôt. Sa mémoire vit toujours au CSA et pour longtemps encore.
Le CSA et vous-même avez présidé l’ERGA (le groupe européen des régulateurs de médias) en 2022. On peut dire sans trop se louper que c’était une année particulièrement intense et charnière à bien des égards pour le paysage audiovisuel européen…
La Commission Européenne a été particulièrement active ces dernières années dans le domaine audiovisuel. Plus qu’elle ne l’a jamais été. Nous avons transposé une nouvelle Directive sur les Services de médias audiovisuels. Nous nous apprêtons à mettre en œuvre le Digital Services Act qui est le seul projet de règlement au monde destiné à réguler de manière ambitieuse les réseaux sociaux. Je pense aussi à un projet de règlement sur la publicité politique, au Code de bonne pratique sur la désinformation et bien entendu à l’European Media Freedom Act, un chantier énorme qui vise à renforcer le pluralisme et l’indépendance des médias européens. Avec ce projet de règlement, l’ERGA aura davantage de compétences, ce qui représentera un défi important pour les régulateurs, car les ressources devront être adaptées en conséquence.
Tous ces projets sont d’une importance majeure et ils traduisent une seule nécessité absolue, celle d’être présent dans les débats, surtout pour les régulateurs de petite taille et de taille moyenne. 99% de nos lois sont inspirées de l’Europe. On est obligé de faire partie du débat européen pour exister et pour que le point de vue de la Fédération Wallonie Bruxelles soit entendu. Se désintéresser de ce débat, c’est se désintéresser du futur et à mes yeux cela n’est pas une option. Si notre voix n’est pas entendue dans les enceintes européennes, ce sont les grandes nations qui dictent leur vision du monde, alors qu’en réalité, il y a une grande diversité dans l’Union Européenne. En tant que vice-président et ensuite président de l’ERGA, c’était aussi notre mission de faire en sorte que toutes les voix soient entendues pour enrichir les projets législatifs majeurs à venir.
Avec tous ces règlements européens qui s’accélèrent, l’Europe n’est-elle pas en train de rattraper un certain retard face aux grandes plateformes et aux réseaux sociaux qui agissent depuis longtemps maintenant sans aucun cadre régulatoire ?
C’est très important de rappeler que les régulateurs comme le CSA sont d’abord et avant tout les gardiens de la liberté d’expression. Pour cette raison la régulation arrive toujours après les nouvelles technologies, car il faut laisser les nouveaux acteurs agir, se développer pour ensuite réguler ce qui doit l’être.
Il faut aussi se rendre compte que l’Europe est loin de rattraper un retard, elle est au contraire pionnière sur bon nombre de terrains. Nous (européens), sommes les seuls au monde à légiférer à propos des plateformes et des réseaux sociaux… de manière démocratique. De nombreux pays et continents nous regardent avec envie sur ce point. Contrairement aux pays qui sont isolés, l’Europe est l’une des seules structures au monde à avoir du poids face aux géants du numérique. C’est d’ailleurs assez dramatique pour des pays comme le Royaume-Uni qui, en quittant l’Europe, se retrouve relativement isolé des débats fondamentaux autour des grands chantiers législatifs européens.
Vous étiez président de l’ERGA lorsque la Commission Européenne a décidé de suspendre l’autorisation des médias russes à l’intérieur des Etats-membres. Il s’agit d’une décision sans précédents. Comment l’avez-vous vécu ? Comment l’ERGA et les régulateurs nationaux ont-ils géré cette décision ?
En tant que Président de l’ERGA, mais aussi en tant que citoyen européen, il est vrai que les mois de février et mars 2022 ont été compliqués. Lorsque la Commission Européenne a décidé d’élargir le régime de sanctions européennes aux médias sous influence de l’Etat Russe, nous avons dû travailler avec une série d’acteurs, notamment les télécoms, pour s’assurer que ces nouvelles mesures soient appliquées. Ce sont des moments à la fois exceptionnels et difficiles, car notre législation n’est jamais prête à répondre à l’impensable. Suspendre l’autorisation d’un média est l’acte le plus radical que peut poser un régulateur indépendant qui œuvre au nom de la démocratie, mais autoriser la diffusion d’un média qui devient un instrument de propagande de guerre est tout aussi inacceptable.
L’Europe va devoir évoluer avec d’autres réalités et c’est en cela aussi que le projet de règlement de l’« European Media Freedom Act » (EMFA) aura toute son importance. Ce projet a l’ambition de renforcer l’indépendance et le pluralisme des médias européens et il intégrera nécessairement la question des médias sous influence d’Etats-tiers.
J’ajoute que cela fait des années que la menace russe pèse sur nos démocraties et cette réalité doit nous faire réfléchir à la manière dont nous gérons nos relations internationales à l’avenir. Je suis convaincu que nous allons devoir mettre davantage de conditions éthiques dans nos relations. Tout ne peut pas se baser sur le commerce et les crises que nous traversons aujourd’hui nous le rappellent avec une évidence frappante.
Revenons en Belgique et en 2023. Le contrat de gestion de gestion de la RTBF est en passe d’être appliqué. La RTBF représente un acteur très important à l’intérieur de notre paysage, y compris pour le CSA. Etes-vous satisfait de cette nouvelle mouture à l’intérieur de laquelle devront s’inscrire les projets de l’éditeur public pour les cinq prochaines années ?
L’avenir de l’audiovisuel public est un enjeu démocratique majeur. Réguler l’éditeur public est l’un des rôles essentiels du CSA dans le sens où nous sommes le gardien d’un contrat passé entre le média et le gouvernement. Dans le cadre du renouvellement du contrat de gestion, nous avons émis une série de commentaires auprès des décideurs politiques, et il faut dire que nous avons été relativement bien suivis par le gouvernement. Cela se traduit par une série de nouvelles exigences dans le nouveau contrat de gestion, notamment en matière de diversité culturelle ou d’égalité femmes-hommes. Sur le débat actuel qui oppose les éditeurs de presse à la RTBF concernant l’offre écrite en ligne de l’éditeur public, le contrat de gestion a évolué et se veut plus précis encore. Nous sommes désormais partis pour six années avec ce nouveau contrat. Dans une période ou le pluralisme de l’information et la qualité d’un éditeur audiovisuel public deviennent primordial, il faut aussi saluer le soutien du Gouvernement, notamment financier, envers la RTBF.
Avec son étude sur la consommation des médias (MAP) et ses Baromètres de l’égalité et de la diversité, on voit que le CSA s’investit de plus en plus dans la recherche autour du paysage qu’il régule. Doit-on y voir la volonté de s’inscrire davantage dans une dynamique prospective en plus du rôle de régulateur des médias ?
La recherche fait partie de l’ADN du CSA. Nous allons fêter cette année les 10 ans du Baromètre de l’égalité et de la diversité. La volonté de développer notre pôle études et recherche a toujours été une priorité. L’activité de recherche et de compréhension du monde dans laquelle nous vivons est essentielle pour assurer une régulation cohérente du secteur.
Justement, avec une équipe de 30 personnes au CSA et un paysage audiovisuel qui grandit et se complexifie de jour en jour, est-il possible de répondre aux attentes des citoyens et aux enjeux du secteur que le CSA régule ?
Il est clair qu’en tant que régulateur de médias, nous n’évoluons pas dans un secteur qui se rétrécit, mais qui explose au contraire depuis quelques années. Je le répète, contrairement à la technologie qui permet aux médias d’évoluer rapidement et à grande échelle, les régulateurs doivent prendre le temps de bien comprendre le nouveau paysage et s’adapter ensuite de manière efficace. Avec des projets majeurs comme le DSA et l’EMFA qui font entrer des nouveaux acteurs et consacrent de nouvelles responsabilités dans le giron des régulateurs, les acteurs comme le CSA vont devoir être doté de moyens supplémentaires, cela ne fait aucun doute. En réalité, nous faisons face aux défis de nombreuses institutions publiques. Nous devons agir prudemment, car nous sommes financés par les fonds publics, mais nous devons aussi nous assurer de pouvoir poursuivre nos missions dans un environnement en perpétuelle évolution.
Quels sont les enjeux de l’institution dans les mois et années à venir ?
Au niveau européen, un grand projet du Digital Services Act (DSA) va consister à définir, pour chaque Etat-Membre, un point de relais central que l’on appelle le Digital Services Coordinator (DSC). Cela signifie que l’ensemble des régulateurs concernés par la question des plateformes en Belgique vont devoir collaborer pour mettre en œuvre ce DSC. Toujours sur le plan européen, l’European Media Freedom Act (EMFA) représentera un gros morceau pour les régulateurs dans les mois à venir.
Au niveau de notre Communauté, la FWB, le nouveau contrat de gestion et son application sont un dossier important. J’espère aussi voir aboutir une issue au conflit de compétence qui nous oppose à RTL depuis de nombreuses années maintenant.
Nous souhaitons également définir un plan stratégique afin de nous projeter sur plusieurs années et dégager des grandes lignes d’action.
Deux chantiers me tiennent particulièrement à cœur. D’une part il est fondamental à mon sens d’entamer un grand projet de simplification administrative, autant pour le secteur audiovisuel que pour le CSA. La lourdeur que peuvent représenter certains contrôles annuels nécessitent du temps que nous ne pouvons dès lors pas investir ailleurs, alors qu’il y a réellement des possibilités de simplifier nos missions.
Enfin, il est grand temps de renforcer à la protection des mineurs en ligne. Je pense notamment aux contenus pornographiques qui circulent pour ainsi dire totalement librement sur les réseaux…