En filigrane du contrat de confiance entre journalistes, médias et citoyens, le Conseil de déontologie journalistique (CDJ)

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Nous avons rencontré Muriel Hanot, Secrétaire générale du Conseil de déontologie journalistique (CDJ), pour en savoir plus sur cette instance qu’elle définit comme « un outil d’autorégulation organisé collectivement par la profession, guidé par la sacro-sainte indépendance journalistique et la liberté rédactionnelle qui permettent aux journalistes d’agir comme quatrième pouvoir ». En contrepartie de cette indépendance et cette liberté qui permettent de comprendre le monde qui nous entoure et les enjeux citoyens y liés, les journalistes sont en effet redevables devant leurs pairs et devant leurs publics des informations qu’ils produisent. Ils ont une responsabilité (sociale) : la déontologie.

Qu’est-ce que le CDJ et quelles sont ses missions ?

En Europe, on retrouve plus souvent les conseils de déontologie sous les dénominations de « conseil de presse » ou « conseil des médias ». La Belgique (francophone et germanophone) et la France ont choisi l’intitulé « conseil de déontologie ». Ces dénominations mettent en avant le « cadre » plutôt que le « corps » de l’institution, mais parlent parfois plus au public.

Qu’est-ce qu’un conseil de presse ? C’est un organe d’autorégulation, organisé professionnellement, collectivement, de manière indépendante, qui édicte des règles en matière de pratique journalistique, veille à leur respect et informe à leur propos. C’est un outil à l’interface de la profession et du public qui permet à l’information de gagner en qualité déontologique. Le terme « autorégulation » signifie que l’instance est créée et gérée par la profession elle-même.

La déontologie journalistique n’est pas née avec le Conseil de déontologie. Chaque média disposait (et dispose toujours) d’une charte interne réglant ces questions. Mais aujourd’hui, avec le CDJ, il existe un cadre de référence identique – le Code – pour tous les médias d’information et journalistes actifs au sein d’un même paysage, sur base duquel le Conseil rend des décisions. C’est un repère commun pour les journalistes et les médias d’information mais également pour le public, qui permet de savoir exactement à quoi s’en tenir.

On pourrait penser que, parce que le CDJ est organisée par la profession, il n’est pas indépendant. Ce serait oublier que les membres du CDJ ne siègent pas pour un média ou un intérêt particulier : ils siègent au nom de la profession. Ils sont désignés pour l’intérêt qu’ils portent à la qualité déontologique de l’information. Il existe par ailleurs la possibilité d’enclencher des procédures de récusation ou de déport dans certains cas de figure. On retiendra aussi que l’aspect collectif du processus décisionnel rend impossible pour un membre qui tenterait de faire valoir des intérêts particuliers de le faire sans que les autres membres ne s’y opposent – le CDJ est composé de 20 membres effectifs et 20 suppléants qui participent aux discussions.

Le CDJ est également une interface avec le public, son interlocuteur pour toute interpellation sur la déontologie journalistique. Le public peut penser que le média auquel il souhaiterait poser directement une question ou auquel il voudrait signaler un problème dans le traitement journalistique de l’information lui donnera forcément une réponse orientée. Le CDJ permet d’instaurer un dialogue entre ce public, les journalistes et les médias, et ainsi, de tenter de rétablir la confiance entre eux.

Pourquoi l’autorégulation est un principe aussi important pour le CDJ ?

Ce qui est en jeu, c’est la protection de la liberté de presse, des choix rédactionnels. Les conseils de presse naissent généralement en réaction à la tentative d’un pouvoir, d’une autorité, qui entend  exercer un plus grand contrôle sur l’ensemble des médias et des journalistes pour répondre à un problème particulier. Des règles nouvelles destinées ainsi à résoudre un cas particulier pourraient restreindre l’indépendance et la liberté d’informer, réduire la capacité d’action de tous les médias.

Le CDJ est un organe d’autorégulation collective, guidé par la sacro-sainte indépendance journalistique et la liberté rédactionnelle, qui permettent aux journalistes d’agir comme quatrième pouvoir. En contrepartie de cette indépendance et de cette liberté qui permettent de comprendre le monde qui nous entoure et les enjeux citoyens y liés, ils sont redevables des informations qu’ils produisent devant leurs pairs et devant leurs publics. Ils ont une responsabilité (sociale) : la déontologie.

Cette responsabilité ne peut pas tomber sous le coup d’une autorité extérieure à la profession qui pourraient brider sa liberté. L’autorégulation n’a pas pour objectif de diminuer les responsabilités, de protéger les journalistes et les médias d’information ou d’éviter qu’ils respectent des règles : bien au contraire, les journalistes s’en donnent parfois plus qu’il n’en faut. Comme nous vivons en démocratie, cette liberté peut paraître tellement évidente qu’on n’imagine pas qu’un pouvoir quel qu’il soit ne vise à empêcher les journalistes de travailler. Pourtant, la moindre brèche dans l’exercice de cette liberté peut ouvrir grand la porte à des dérives. Et cela peut basculer très rapidement. En Hongrie aujourd’hui, l’indépendance journalistique est un principe qui s’apprécie relativement au regard de ce que l’on vit en Belgique. Nous devons toujours garder à l’esprit que si nous sommes aujourd’hui dans un système idéal, on ne sait pas de quoi demain sera fait. La question de l’indépendance journalistique est un élément fondamental pour l’exercice du journalisme. Et partant pour le public qui en bénéficie.

Le CDJ en tant qu’instance de protection est plus que jamais d’actualité puisque l’écosystème médiatique est complètement bouleversé par le numérique (principalement avec les réseaux sociaux) et que de nouvelles tentatives de régulation interviennent, touchant aux contenus journalistiques et donc à l’information. L’enjeu est donc de montrer que l’autorégulation fonctionne dans cet écosystème pour éviter que l’on ne vienne brider la liberté d’informer sur les réseaux sociaux, ou imposer de le faire de manière différente des autres médias, alors que l’information est à protéger partout de la même manière.

En Belgique francophone et germanophone, nous avons une particularité, celle d’une articulation des compétences entre autorégulation journalistique (CDJ) et régulation audiovisuelle (CSA) qui donne la priorité à l’autorégulation sur les questions d’information (audiovisuelle) tout en laissant la possibilité à la régulation d’intervenir quand l’autorégulation montre ses limites (en cas de récidive par exemple). C’est un des rares cas où une telle articulation est prévue, fixée et détaillée dans un texte de loi (le décret du 30 avril 2009). Cette façon de protéger les contenus d’information est intéressante et peut éventuellement être source d’inspiration, de solution pour le futur de la régulation européenne sur les plateformes. 

Avec l’évolution des médias et des manières de faire circuler des informations, est-ce que le CDJ identifie de nouveaux enjeux pour lui ?

Nous collaborons actuellement à un projet européen sur les enjeux des conseils de presse à l’ère du numérique. Ces enjeux ne sont pour la plupart pas neufs, ils sont mis en évidence, démultipliés par les spécificités de fonctionnement du nouvel écosystème médiatique : une circulation plus rapide de l’information et une concurrence accrue avec des contenus d’origines diverses qui ne sont pas de l’information mais qui y ressemblent, tels que les fake news, la désinformation, les vérités alternatives…  L’écosystème médiatique permet aussi aujourd’hui une interactivité plus importante avec le public qui demande également des réponses plus rapides à ses questions.

Côté déontologie, les règles ne changent pas : elles s’appliquent de manière neutre à l’ensemble des contenus, quel qu’en soit le support. Ce qui change, en revanche, c’est la manière dont les règles s’adaptent au support. Par exemple, la rectification d’un contenu d’information dans un quotidien est publiée le lendemain ou le surlendemain dans un encart explicatif. En ligne, la tentation est grande de directement retoucher le texte, voire de le supprimer. La rectification consiste, sur le plan de la déontologie, à signaler qu’il y a eu une erreur, à l’identifier et dire pourquoi et comment on la corrige. La règle est donc identique sur tous les supports, même si la manière dont le support fonctionne – sa « médiagénie » – impose de s’adapter.

On retrouve aussi l’enjeu de la relation avec les sources face à des UGC (User Generated Content), l’utilisation d’images téléchargées sur Facebook ou de séquences TikTok, par exemple. Car ce sont bel et bien des sources, mais comment les traiter ? On nous dit parfois qu’il faudrait de nouvelles règles en matière de réseaux sociaux ou de contenus en ligne, mais les règles existent déjà. Il est plutôt nécessaire d’arriver à expliquer comment ces règles s’appliquent, dans l’esprit d’un guide des bonnes pratiques.

Cela ne veut pas dire que le Code de déontologie n’évoluera plus jamais, mais quels que soient les changements dans l’écosystème numérique – par exemple, l’information créée par des algorithmes ou des intelligences artificielles –, nous savons très bien que les principes repris dans le Code resteront applicables. Le respect de la vérité, la transparence des sources, etc. doivent s’appliquer aussi aux informaticiens qui contribuent à la production d’informations générées par intelligence artificielle. Nous avons la chance de disposer d’un Code assez moderne, puisque nous l’avons mis en place plus tard que certains homologues.

Pendant la pandémie, des études ont démontré qu’il y a eu un regain de confiance envers les médias d’information alors qu’en parallèle, sur les réseaux sociaux, nous étions confrontés à une série de « messages » contradictoires, incomplets, complotistes. Est-ce que cette crise a marqué un changement dans le travail journalistique ?

La crise de confiance n’est pas neuve, elle existe depuis qu’il y a de l‘information. La pandémie a fait exploser à la lumière un phénomène qui était là, en latence, depuis le début. Les questions de confiance, de rapports avec le public, de l’intérêt citoyen pour une information vraie, étaient présentes bien avant la crise sanitaire.

Mais les médias numériques ont apporté un contexte et un mode de fonctionnement spécifiques. Le rapport de confiance s’est déplacé plutôt vers celui qui partage et non vers le média, que l’on n’identifie plus dans le flux des réseaux sociaux. Les doutes sont plus marqués car la confusion entre une véritable information et tout autre type de contenu est plus importante. Toute cela revient en boomerang vers les médias d’information. Une des réponses – je ne dis pas que c’est une réponse à tout –, c’est la déontologie journalistique. C’est en effet pour les médias et pour les journalistes, une manière d’affirmer le respect du contrat d’information, d’assumer la responsabilité dans la diffusion de ce message très particulier qu’est l’information. Cette responsabilité (sociale) s’incarne dans le Code de déontologie, un instrument fort, auquel les journalistes se soumettent tous ensemble, au même moment.  

Est-ce que pendant cette période vous avez constaté une évolution des plaintes ?

Il faut savoir qu’à l’origine du CDJ, les plaintes étaient majoritairement introduites par des personnes ayant un intérêt à agir, c’est-à-dire des personnes qui étaient citées ou visées par une production médiatique. Il y a eu un renversement pendant cette période : les plaintes sont désormais pour la plupart introduites par des personnes qui se mobilisent sur des questions de rapport à la vérité. Cela révèle un réel enjeu de société. Si le public se dirige vers nous, c’est que le dialogue est toujours possible et qu’il n’a pas perdu totalement confiance en les médias. Pendant la pandémie et maintenant alors que sévit la guerre en Ukraine, le public se tourne davantage vers les médias d’information historiques et traditionnels. Cela démontre à la fois le besoin d’être informé et celui de l’être par des médias identifiés comme crédibles, fiables.

Le doute que l’on a vu émerger se situe plutôt sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire un endroit où il n’y a pas que de l’information qui circule mais où cohabitent l’information et différents types de contenus qui ressemblent à de l’information, mais qui n’en sont pas toujours. Le doute est plus permanent mais doit inciter les journalistes à être plus transparents, plus vigilants, plus rigoureux encore qu’ailleurs. C’est pour cette raison que, pendant la pandémie, nous avons notamment insisté sur le principe de rectification, pour lequel nous avons adopté quelques décisions. Une information journalistique peut être erronée mais elle doit être rectifiée rapidement et explicitement. Une fake news, elle, ne le sera jamais. Les journalistes ont ce devoir de rectification. L’information n’est pas un simple message : elle se travaille avec des règles qui sont propres à la profession.

Avec l’évolution des médias, le développement des plateformes, on observe une concentration des médias. Est-ce que vous constatez des modifications dans le traitement journalistique des groupes de presse et recevez des plaintes qui visent ces médias en particulier ?

Ce serait faire un usage dévoyé du CDJ que de conclure que les concentrations de médias influent sur la déontologie. On sait effectivement que les concentrations peuvent avoir des effets sur les questions du travail des journalistes si, par exemple, elles s’accompagnent d’une réduction d’effectifs… Le pluralisme est important et en même temps on peut toujours avoir du pluralisme en dépit des phénomènes de concentration. Quant à dire que les plaintes mettent en lumière des problèmes résultant de ces concentrations… Les plaintes au CDJ photographient les préoccupations du public à un moment précis. Ces préoccupations sont extrêmement variées. Elles peuvent viser un média en particulier, une question particulière, un sujet particulier. Parfois, les plaignants vont se focaliser sur un média alors que l’enjeu relevé existe partout. Pourquoi se focalisent-ils à ce moment-là sur ce média plutôt qu’un autre ? On ne sait pas. On peut supposer que le public peut avoir une confiance préalable dans un média et vouloir que cette confiance soit respectée jusqu’au bout. Ce serait alors quand il y a une fêlure entre un média et son public que des plaintes seraient introduites. Sinon, les plaintes visent des problématiques très diverses.

Est-ce que des tendances de thématiques de plaintes se dégagent ? Quels sont les sujets qui préoccupent le public ?

Il est très difficile de faire parler des tendances sur la base des plaintes que nous recevons. Les plaintes disent seulement qu’il y a un contenu particulier, sur une question précise, qui suscite potentiellement un problème.

Les médias sont en quelque sorte le reflet de la société, de ses débats, de ses préoccupations. Les plaintes que nous recevons sont le reflet de la mise à l’agenda médiatique des sujets, des discussions de la société. C’est comme cela que l’on a vu émerger des plaintes sur le traitement journalistique des violences faites aux femmes, de la crise sanitaire, des violences policières, du mouvement Black Lives Matter, etc. Ce qui fait débat dans la société, fait débat dans les médias, et donc revient chez nous.

En 2015 et 2016, le CDJ a vu un très grand nombre de plaintes émerger sur des questions de stigmatisation, de généralisation abusive, d’incitation à la discrimination. A l’époque, on était à la fois en pleine crise migratoire et dans un contexte d’attentats terroristes. Des traitements journalistiques qui ont posé question au sein public, sur lesquels le CDJ a posé des balises, en rendant des décisions sur des cas particuliers et en adoptant une recommandation.

On voit l’effet de ces interventions. Les plaintes sur ces thématiques diminuent et s’éteignent. Mais à un moment, elles réapparaissent. Les bons réflexes et les bonnes pratiques peuvent se transmettre mais s’oublient également au fil des changements d’équipes et au fil des nouvelles actualités. Cela signifie une chose, c’est que notre travail de déontologie n’est jamais fini. Il sera toujours là pour dire autant ce qui va bien, pour le perpétuer, que pour dire ce qui ne va pas bien, pour faire en sorte que tous les acteurs concernés corrigent leur façon de faire et y soient attentifs !

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