“Au nom de la santé publique de notre démocratie, on peut interdire certains discours” 

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Entretien de Patrick Charlier, Directeur général d’Unia 

Si la haine et les discriminations en ligne représentent un véritable enjeu pour les démocraties, le défi est tout aussi important pour les institutions et les organes en première ligne. Comment réguler des réseaux sociaux et des plateformes qui ne rattachent à aucune frontière ? Si une réponse européenne se profile aujourd’hui, avec notamment l’arrivée du Digital Services Act (DSA), premier règlement ambitieux pour encadrer les réseaux sociaux, les discours haineux répondent à des phénomènes sociaux complexes qui n’appellent pas à une réponse simple. Nous avons poussé la porte de Patrick Charlier, Directeur général d’Unia. Selon lui, le fait qu’en Belgique, les discriminations fassent l’objet d’un arsenal législatif étoffé et qu’il existe plusieurs instances pour lutter contre est une très bonne chose. Vouloir mettre fin à la haine et aux discriminations relève de l’utopie, mais les instances comme Unia ont pourtant un rôle essentiel pour observer l’évolution des phénomènes et protéger les citoyen.ne.s lorsque les limites sont franchies. 

Dans ce dossier, nous identifions et présentons les acteurs institutionnels qui œuvrent à l’intérieur du paysage audiovisuel. Comment présenteriez-vous Unia ? Quelle place occupent les matières audiovisuelles dans le champ des discriminations dans notre société ?  

J’ai une double réponse. Les médias sont à la fois un outil et un objet d‘attention pour nous. Le secteur audiovisuel est essentiel, notamment pour faire connaître des institutions comme la nôtre et les messages que nous avons à transmettre. Mais les médias représentent aussi un domaine de violation de la législation. La législation prévoit trois types de sanctions liées aux discriminations, aux actes de haine et aux discours de haine. Quand on envisage les médias et singulièrement les médias sociaux, ça concerne surtout les discours de haine. Sur l’ensemble des dossiers traités par Unia, 20% sont liés aux discours de haine et une très large majorité sont en réalité diffusés en ligne.  

Dans vos rapports, on apprend que les médias représentent le troisième domaine pour lequel vous recevez le plus de signalement. Comment expliquer ce constat ? comment y répondre ?  

Ils sont en réalité passé en 5ème position, mais c’est essentiellement lié à un changement de méthodologie de notre côté. Nous travaillons désormais avec un système de réponse type pour certains signalements qui ne mènent dès lors plus nécessairement à l’ouverture d’un dossier. Nous avons également travaillé avec le secteur associatif pour limiter les appels aux signalements massifs de leur côté qui sont en réalité contre productifs. Lorsque l’on reçoit plus d’une centaine de signalement des suites de l’appel d’une association, nos services se retrouvent alors saturés et cela à un impact sur notre efficacité pour traiter les dossiers.  

Ce qui est très intéressant de constater avec ces signalements massifs, c’est qu’ils sont réellement spécifiques aux médias. Pour certains propos tenus en radio ou en télévision, on reçoit parfois jusqu’à 200 signalements. Cela concerne principalement les discours d’extrême droite du Vlaamse Belang et durant la crise sanitaire des discours stigmatisants envers les non-vaccinés. On voit aussi une différence assez nette entre le nord et le sud du pays. La plupart des signalements pour discours de haine proviennent de groupes de plaignants flamands. C’est essentiellement dû au fait que le cordon sanitaire médiatique n’est pas appliqué en Flandre et que, par conséquent, les représentants et les représentantes de partis d’extrême droite sont invités sur les plateaux de télévision et en radio. Le fait de recevoir autant de signalement montre aussi que le public néerlandophone est très actif et se sent concerné par ces matières. Même si cela ne se traduit pas toujours dans les résultats électoraux, il y a énormément de collectifs qui manifestent et qui portent plainte en Flandre.  

Enfin, je précise que l’on reçoit très peu de plaintes liées aux médias en tant que telle. Ce sont surtout des personnes tierces qui tiennent des discours polémiques, mais très rarement les journalistes.  

Avec l’évolution du cadre européen et de la mise en œuvre du nouveau règlement sur le Digital Services Act (DSA), l’action des régulateurs nationaux sur les réseaux sociaux sera facilitée avec, notamment, la mise en place d’un point de contact unique au sein de chaque Etat-membre. Est-ce que cette évolution sera suffisante pour lutter contre les discriminations et la haine en ligne ?  

Ces mesures sont nécessaires, mais certainement pas suffisante. Il ne faut pas imaginer que ce nouveau règlement va permettre de mettre fin ou réduire énormément l’impunité et la haine sur les réseaux sociaux. Je ne crois pas au grand soir d’une société sans racisme, sans discrimination et sans haine. Ça fait partie de la nature humaine. Il faut en revanche renforcer les organismes et les régulateurs qui permette de lutter contre. C’est en cela que ce règlement est important.  

Il y a toujours ce mythe de vouloir créer des points de contact uniques pour telle ou telle matière, mais finalement, même si ce point de contact central est mis en œuvre autour du DSA, c’est le travail en réseau entre ce dernier et les instances comme Unia et le CSA qui permettra de lutter efficacement contre la haine en ligne.  

Je reste convaincu que le travail en réseau représente justement la richesse de notre système démocratique. La haine et les discriminations sont des matières complexes à traiter et le fait que nous disposions d’un arsenal législatif pour lutter contre sous différents angles juridiques est une bonne chose. Rien que sur le concept même de discours de haine ou de discrimination, il est important que plusieurs instances puissent l’envisager différemment pour générer le débat, car il touche à ce principe fondamental qu’est la liberté d’expression. Lorsque nous avons présenté notre rapport annuel cette année, nous avons eu un grand débat avec les députés sur la question des limites de la liberté d’expression. À partir de quand la limite est-elle franchie ? C’est une vraie question qui appelle à plusieurs réponses…  

Nous ne vivons pas dans une société ou tout est permis. Par exemple, l’interdiction de la publicité du tabac ne pose aucune question alors qu’il s’agit pourtant d’une limitation à la liberté d’expression, mais au nom de l’intérêt public. Dans le même sens, au nom de la santé publique de notre démocratie, on peut interdire certains discours. La question du curseur, des limites doit être soumises au débat. Il y a des propos qui franchissent très clairement une ligne rouge et d’autres qui sont dans une zone grise. C’est ici que la diversité des instances comme Unia et le CSA prend tout son sens, car elles envisageront ces discours sous des angles différents et apporteront une réponse en fonction. Je reste convaincu que ce panel juridique varié incarne cette force démocratique dont nous avons besoin pour traiter des matières aussi complexes que la haine et les discriminations.  

Nous sommes en début d’année, un bon moment pour se projeter vers l’avenir. Quels sont les défis auxquels doit répondre Unia pour le moment ? quels sont les grands dossiers qui vous attendent en 2023 ?  

Je prendrais un horizon plus loin que 2023. Nous travaillons actuellement sur un plan stratégique et opérationnel de 3 à 5 ans. Nous avons défini cinq axes qui orienteront nos travaux jusqu’en 2025. J’en citerai deux à titre d’exemple. Le premier est « Unia dans une société polarisée ». Aujourd’hui, les discours nuancés et complexes sont de plus en plus difficiles à faire passer, mais, dans le même temps, la polarisation contribue aussi parfois à faire avancer les choses plus rapidement.  

Le second volet est « Unia dans une société digitalisée », avec la question centrale de la fracture numérique et du recours de plus en plus systématique à la digitalisation et aux algorithmes. À nouveau, on retrouve des effets positifs et négatifs. On sait combien le recours aux algorithmes peut mener à des résultats discriminatoires, à et des bulles, mais d’un autre côté, les algorithmes peuvent aussi devenir des outils pour identifier une série de mécanisme et lutter contre les discriminations. La technologie peut être mise au service des personnes en situation de handicap et devenir un outil d’inclusion. Par exemple, l’UNamur a développé un dictionnaire français-langue des signes très intéressant grâce à la mise en place d’algorithmes et d’une intelligence artificielle. Il y a un véritable intérêt pour des institutions comme Unia d’être attentif et d’adopter certaines de ces évolutions technologiques.  

Bref, c’est un grand chantier que nous préparons pour les cinq prochaines années.  

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