Histoire et impact de la désinformation

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Avec Julien Giry, Conseiller en charge des questions de désinformation au CSA

Désinformation, fake news, propagande… Connaissez-vous vraiment la définition de ces termes, leurs usages, leur histoire et leur impact aujourd’hui dans l’environnement numérique ? À l’heure où l’Europe cherche à restaurer sa souveraineté numérique en adoptant des règlements uniques au monde pour réguler les réseaux sociaux et assainir l’environnement du web, comment appréhender ces phénomènes de désinformation ? Pour nous aider à les comprendre avec les lunettes de la recherche, nous avons interrogé Julien Giry, Conseiller en charge des questions de désinformation au CSA.

La désinformation est aujourd’hui une préoccupation majeure des instances de régulation. Est-ce un phénomène nouveau ?

Non pas du tout, c’est un phénomène qui existe en réalité depuis l’Antiquité et qui était déjà de réflexions. Il y a deux éléments qui sont pourtant différents aujourd’hui qui sont l’étiquetage et l’origine de la désinformation. À l’époque Antique, on ne pouvait pas vérifier la véracité d’une information, il était donc impossible d’étiqueter un récit d’une quelconque manière, souvent énoncé par les autorités en place. Et c’est justement ici que l’on retrouve une seconde particularité avec les périodes que nous traversons aujourd’hui, c’est la question de l’origine de la désinformation. Si historiquement, la désinformation est produite par les dominants, par ceux qui sont au pouvoir, et qu’elle emprunte les mêmes canaux que l’information (la presse mainstream), aujourd’hui, la désinformation est plutôt le fait d’individus ou de groupes d’individus qui sont à l’extérieur ou marginaux dans les sphères du pouvoir. Ces individus utilisent principalement des canaux alternatifs qu’offre internet, et singulièrement les réseaux socionumériques. Aujourd’hui, la désinformation, qui se présente souvent comme de la « ré-information », est un contre-discours et n’a plus la vocation de servir le pouvoir en place, mais bien de la dénoncer.

Entre les termes de fake news, propagande et désinformation, on s’y perd un peu aujourd’hui. Comment décrire ces termes ?

Je l’ai dit plus haut, la désinformation est de nos jours majoritairement produite par des individus à l’extérieur des sphères du pouvoir. Elle a aussi la particularité d’être liée à un événement en particulier ou à un fait qui existe réellement, par exemple la guerre en Ukraine, la Covid19, mais aussi des actualités plus anodines. La désinformation va porter sur une information réelle, mais qui va être dénaturée, tronquée, reformulée afin de servir les intérêts de celle ou celui qui l’énonce.  

La propagande, c’est autre chose. Elle va être essentiellement produite par le pouvoir en place, notamment au sein des régimes autoritaires, et va être beaucoup plus systémique que la désinformation. Là où la désinformation va partir d’un fait réel, d’une actualité, la propagande va se construire quant à elle sur un récit global dont la vocation est de créer une vision du monde qui tend à devenir hégémonique. La propagande cherche à impacter à la fois les sphères publique et privée, à infléchir les comportements individuels et collectifs. La propagande va réécrire l’histoire de la société et in fine, elle a le seul et unique objectif d’asseoir la légitimité du pouvoir en place et renforçant et produisant une idéologique qui ne souffre d’aucune espèce de remise en question. Les principales techniques de propagande consistent en la réalisation de sondages artificiels, l’amplification ou la simplification d’événements historiques, la spectacularisation de (prétendues) mobilisations de masse, la (l’auto-)censure des médias, la mobilisation de discours avec un choix précis du vocabulaire et des concepts employés (logocratie, « novlangue », slogans, etc.), la désignation de boucs émissaires et, surtout, la répétition jusqu’à saturation de l’espace public de ces thèmes, faits ou concepts.

En résumé, la propagande comporte une dimension systémique et vise à réformer l’homme en le faisant adhérer à une vision du monde là où la désinformation propose une version erronée ou dévoyée de l’actualité pour servir les intérêts de celui qui l’énonce, ceux du pouvoir en place ou de ses opposants…

Les fake news, enfin, sont à envisager sous un autre prisme encore. Ici, on peut retrouverez potentiellement une multitude d’acteurs, souvent marginaux ou extérieur au champ du pouvoir, qui en sont à l’origine. Les rhétoriques des « merdias » ou des « journalopes » auxquels on ne croit plus car manipulés par le pouvoir sont très parlants pour comprendre la mécanique qui se cache derrière la désinformation. Contrairement à la désinformation, les fake news sont des énoncés délibérément conçus comme faux et mensongers par leurs auteurs. Ces énoncés mobilisent souvent des affects, des stéréotypes ou des préjugés et ils sont sciemment conçus afin de tromper le public en vue de retombées politiques et/ou économiques favorables à leurs auteurs et/ou défavorables à leurs adversaires, opposants ou concurrents.

Les fake news vont souvent être construites de manière à choquer ou capter l’attention des publics pour générer du partage en ligne et in fine des profits… A ce propos, il est intéressant de noter que, lors des élections américaines de 2016 qui opposaient D. Trump à H., Clinton, de très nombreuses fake news que l’on a pu identifier provenaient en réalité de jeunes adolescents vivant à Veles, un petit bourg en Géorgie, qui propageaient des fausses informations dans le seul but de générer du trafic et des profits. Nous sommes là dans le cas d’un pur cynisme à des fin mercantiles

On a vu l’impact de la désinformation sur les réseaux sociaux lors d’événements démocratiques majeurs, comme lors du Brexit et le scandale de Cambridge Analytica. Les exemples sont nombreux et touchent un peu près tous les pays du monde. Comment en est-on arrivé là ?

L’utilisation du mot fake news s’est popularisée dans les discours lors des élections de Trump en 2016. Jusque-là on en parlait très peu et le syntagme renvoyait davantage aux émissions d’info divertissement ou supports parodiques. On pense notamment au Daily show with Jon Stewart ou au périodique The Onion. C’était surtout Trump lui-même qui a commencé à utiliser cette expression pour dénoncer toutes les informations publiées dans les médias traditionnels et qui le dérangeaient. En miroi, ce terme de fake news, ou de fausses informations, a été avancé pour expliquer, parfois de manière trop simpliste, des phénomènes plus profonds et complexe sur les réseaux sociaux. Avec du recul, on se rend compte qu’il est très difficile de mesurer exactement l’impact de la désinformation sur les réseaux sociaux lors d’élections démocratiques par exemple. Des études, notamment du MIT et de Sandford relativisent le nombre d’américains exposés massivement aux fake news et à la désinformation. Les minorités enfermées dans des bulles d’information ultra-républicaines sont en général déjà convaincues par ces idées et s’y confortent davantage. C’est une certitude que l’on peut affirmer : les réseaux sociaux ont clairement un effet polarisant sur certaines minorités fortement engagées pour la défense d’une cause déterminée, mais il ne faut pas croire que l’ensemble des internautes actifs sur les réseaux sociaux sont réellement concernée par ces phénomènes.

En d’autres termes, la désinformation ne peut jamais n’être considérée que comme un facteur explicatif parmi d’autres dans les phénomènes sociaux et politiques, en particulier ceux qui traduisent une défiance vis-à-vis des pouvoirs publics. Il serait donc hasardeux d’en exagérer le poids, plus encore au regard des phénomènes de loupes et de chambre d’écho inerrants aux réseaux socionumériques et à la publicité faite de ce qui s’y passe par les médias traditionnels qui parfois donnent de l’importance à des épiphénomènes. En effet, il faut tordre le coup à l’idée selon laquelle ce qui se passe sur twitter par exemple serait un reflet de l’état de la société dans son ensemble.

Jusqu’à quel point les réseaux sociaux polarisent les opinions ?  Comment comprendre ce mécanisme dans un monde numérique qui offrent pourtant une énorme diversité d’information ?

Justement, le monde numérique tel qu’il est aujourd’hui produit ou induit ces deux effets. Avec, d’un côté, le déploiement massif de nouveaux médias et leur diversité, nous n’avons jamais été autant informé qu’aujourd’hui et n’avons jamais eu accès à une telle pluralité de points de vue. Jamais dans l’histoire nous n’avons connu une telle pluralité et rapidité dans la manière d’informer les gens. Surtout, les usagers sont devenus en partie au moins acteurs dans le choix des supports d’information qu’ils consultent. Une information fait le tour du monde en quelques secondes et il est dans le même temps potentiellement beaucoup plus simple qu’avant de vérifier la véracité d’une information. Avant l’ère du numérique, les gens étaient également exposés à des phénomènes de silo ou de bulles de filtre, notamment les individus les engagés. Par exemple, un individu qui s’identifiait comme de gauche consultait la presse de gauche et avait tendance à ignorer la presse de droite ; et réciproquement pour une personne s’identifiant comme de droite.

Aujourd’hui, si internet offre cette variété qui brise les silos traditionnels, c’est le fonctionnement algorithmique des moteurs de recherche, des médias en ligne et des réseaux socionumériques qui pose question. Les dispositifs d’intelligence artificielle et de référencement des contenus vont pousser les utilisateurs vers des contenus qu’ils apprécient, ou au moins similaires à ceux auxquels ils ont déjà été exposés, ce qui a pour effet de produire ce qu’on appelle des « bulles informationnelles ». Toutefois, c’est davantage le fait d’être déjà convaincu qui va nous exposer à des contenus confirmatoires. Pour ces publics les conséquences peuvent s’avérer très sérieuses car, de fait les contenus auxquels ils s’exposent vont avoir pour effet de les radicaliser et de les isoler, même socialement, du reste du monde. La radicalisation informationnelle peut mener à une désaffiliation sociale et à la structuration de nouvelles communautés d’appartenance en et hors ligne. À partir du moment où on se radicalise ou si l’on adopte des visions du monde extrêmes, il est de plus en plus difficile d’échanger avec d’autres points de vue et on va avoir tendance à s’isoler du reste du monde. Ces personnes vont alors se tourner vers des groupes en ligne qui vont les conforter dans leur opinion et donc les isoler davantage encore. Ceci ne veut toutefois pas dire que ces individus ignorent ce qui se dit dans les médias traditionnels. Bien au contraire, il est de bon ton de savoir ce qui s’y passer pour se conforter individuellement et collectivement dans l’idée qu’ils sont véritablement corrompus et à la solde du pouvoir inique.

Si on doit cependant peser le pour et le contre, il faut tout de même rappeler que les citoyens et les citoyennes dans la plupart des pays du monde sont beaucoup mieux informés qu’avant, malgré les effets très négatifs que peuvent produire les effets des algorithmes sur des publics les plus radicaux.

Justement, l’Union Européenne se veut précurseur en ce qui concerne la régulation des plateformes en ligne et des réseaux sociaux. Deux règlements sont sur les rails. Le DSA d’une part (pour Digital Services Act) aura pour effet d’apporter un cadre régulatoire général des plateformes en ligne. Un règlement sur la transparence et le ciblage de la publicité politique viendra d’autre part apporter certaines obligations de transparence aux médias en ligne et hors ligne. Une bonne chose selon vous ?

Ce qui est très positif dans ces règlements, c’est qu’ils imposeront aux plateformes, les plus grandes tout particulièrement (Méta, TikTok, etc.), d’être plus transparentes, sur la manière dont elles fonctionnent pour les utilisateurs et singulièrement sur leurs algorithmes. Il sera désormais plus simple de savoir pourquoi et par qui on est ciblé par un contenu informationnel et surtout publicitaire. Je trouve qu’ici, c’est un grand pas qui va permettre d’assainir le paysage numérique que l’on connait aujourd’hui.

En revanche, les questions auxquelles touchent ces règlements sont très sensibles et flirtent avec la liberté d’expression, véritable pilier de nos démocraties. Il faudra redoubler de prudence, notamment quand on envisage la question du périmètre de la régulation des contenus d’information. À partir de quand on considère qu’il s’agit d’une désinformation ? Surtout que dans la plupart des cas ces contenus n’ont rien d’illicite et relèvent de l’opinion. Que met-on dans le panier de la désinformation ? Pour le moment, la définition retenue dans le Code des bonnes pratiques de lutte contre la désinformation de 2022 est selon moi trop extensible et problématique dans la mesure où elle rompt avec un consensus fermement établi : celui du caractère volontairement trompeur du contenu mis en circulation. L’erreur et la bonne foi sont mises sur le même plan que la manipulation. Il faudra donc voir dans la pratique comment la Commission Européenne et les plateformes réguleront concrètement les phénomènes de désinformation dans le cadre du DSA.

À côté de ces règlements, ce qui m’inquiète aujourd’hui, c’est plus la multiplication de plateformes en ligne ultra radicales vers lesquelles glissent de plus en plus les internautes déçus ou simplement bannis des plateformes traditionnelles. Ces plateformes (citons par exemple Odysee, Minds, Gab ou encore BitChute) se professionnalisent de plus en plus et sont de plus en plus attractives pour les milieux radicaux qui se sont une fierté de quitter les réseaux socionumériques traditionnels. Elles ont aussi la particularité de fonctionner sur le principe de la blockchain et sont donc par définition et conception incontrôlables et la radicalité de parole en est d’autant plus renforcée. Enfin, l’usage des crypto monnaies, dont Monero, y devient la norme. Bref, la déplateformisation des acteurs radicaux des réseaux socionumériques ne fait que déplacer le problème de la désinformation ou de la haine en ligne.  


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