Entretien avec Jil Theunissen, Conseillère diversité culturelle et production du CSA
Depuis quelques mois, un nouveau décret sur les services de médias audiovisuels et les plateformes de partage de vidéos (SMA et SPV) est entré en vigueur. L’application de ce nouveau décret représente un nouveau challenge pour les médias et pour les régulateurs, mais aussi la fin d’un grand chantier.
Le décret transpose en effet les obligations européennes de trois Directives concernant les services de médias audiovisuels, ce qui permet de moderniser la législation, mais aussi de l’étendre à une série d’acteurs, comme les services de partage vidéo. Le nouveau texte adapte enfin la régulation sur des matières aussi importantes que la protection des mineurs, les règles en matière de communication commerciale, la contribution à la production, la lutte contre les discriminations ou encore les quotas, notamment d’œuvres européennes, auxquels sont désormais soumis les services de vidéo à la demande nationaux et internationaux, comme Netlix ou Amazon Prime. Pour mieux comprendre les enjeux que représente ce nouveau décret en termes de valorisation des œuvres européennes et locales, nous sommes partis à la rencontre de Jil Theunissen, Conseillère au CSA et experte sur les questions de production et de diversité culturelle.
Le décret impose de nouvelles obligations pour valoriser les œuvres européennes et les œuvres de la Fédération Wallonie-Bruxelles dans les médias télévisuels, notamment via un système de quotas. Quelles sont ces obligations ? S’appliquent-elles de la même manière pour tous les acteurs ?
Il faut tout d’abord faire la différence entre l’offre linéaire et non-linéaire. Les télévisions linéaires n’ont pas les mêmes obligations que les services de vidéo à la demande.
Pour le linéaire, le nouveau décret ne change pas la donne : les télévisions régulées en Fédération Wallonie-Bruxelles doivent depuis plusieurs années consacrer au minimum la moitié de leur temps de diffusion1 à des œuvres européennes, en ce compris des œuvres d’initiative belge francophone, et 10% de leur temps de diffusion à des œuvres européennes récentes émanant de producteurs indépendants. En tant que média de service public, la RTBF est soumise quant à elle à un quota plus strict de minimum 60% d’œuvres européennes, en ce compris des œuvres émanant d’auteurs relevant de la Fédération Wallonie Bruxelles, et de 10% d’œuvres européennes de producteurs indépendants.
C’est surtout au niveau des services de vidéo à la demande qu’il y a du changement. Concernant les œuvres européennes, la Directive SMA, transposée en Fédération Wallonie-Bruxelles par le Décret, impose en effet désormais à tous les services de VOD établis en Europe une double obligation de quota minimum d’œuvres européennes dans les catalogues et de mise en valeur de ces œuvres. Plus concrètement, tant les services de VOD nationaux (tels, chez nous, Sooner, Proximus Pickx, etc), qu’internationaux établis en Europe comme Netflix, Amazon, etc., devront proposer au minimum 30% d’œuvres européennes dans tous leurs catalogues en Europe, et devront assurer la visibilité de ces contenus. Ces 30% représentent un cadre “minimal” européen, les Etats membres ayant la possibilité de prévoir des mesures plus strictes pour les services qu’ils régulent. En Fédération Wallonie-Bruxelles, les services de VOD établis sur le territoire doivent non seulement garantir une part de 30% d’œuvres européennes dans leurs catalogues, mais également consacrer un tiers de ce quota, donc 10% de leur catalogue, à des œuvres d’initiative belge francophone. Le but est bien évidemment de favoriser, en plus de la production audiovisuelle européenne, l’offre locale. Il est également prévu que le quota de 30% augmente graduellement pour atteindre 40% d’ici 5 ans.
Quelle est la raison de ces obligations de quotas et de mise en valeur ?
Aujourd’hui, les plateformes de VOD font partie intégrante du paysage audiovisuel local. D’un point de vue global européen, ces dernières années ont notamment été marquées par l’arrivée des plateformes internationales comme Netflix, Amazon Prime ou plus récemment Disney+, qui proposent une grande quantité d’œuvres étrangères. La présence grandissante de ces géants en Europe pose une série de questions, notamment en termes de diversité culturelle : en plus d’être source d’activité économique, la production audiovisuelle européenne est extrêmement riche et variée, et nécessitait donc d’être préservée dans ce contexte de plateformes internationales, pour la plupart américaines, proposant des contenus principalement exportés, parfois au détriment de la culture locale. Il fallait donc s’assurer, premièrement, de garantir qu’une partie des contenus proposés par ces acteurs soient européens, non seulement dans un but de diversité culturelle et d’accès aux œuvres par le public, mais également afin d’encourager les activités de production audiovisuelle dans les Etats Membres. Dans cette optique, certains pays ont choisi d’imposer aux services établis sur leur territoire le respect de sous-quotas d’œuvres créées dans leur langue ou mettant en avant leur culture. C’est le cas notamment de pays ayant une activité audiovisuelle importante, comme la France, l’Italie, l’Espagne ou, à son niveau, la Belgique. Mais garantir un pourcentage minimum d’œuvres ne suffit pas, encore faut-il que celles-ci soient accessibles aux utilisateurs, visibles dans les catalogues des plateformes, parfois énormes. En effet, contrairement aux télévisions linéaires où les programmes sont diffusés les uns après les autres, les contenus de VOD doivent être choisis par l’utilisateur. Or, la consommation d’un film ne sera pas pareille selon que celui-ci est disponible sur l’écran d’accueil d’une plateforme ou en extrême fin de catalogue. C’est dans ce cadre que l’obligation de mise en valeur intervient.
Dans l’état actuel des choses, vu la taille des éditeurs, ces obligations ont clairement plus d’impact au niveau européen, pour les plateformes internationales diffusant leurs services partout, que pour des acteurs belgo-belges établis en Fédération Wallonie-Bruxelles, qui dans l’ensemble respectent déjà, dans les faits, les différentes obligations prévues. Néanmoins, dans un contexte de développement croissant de l’offre VOD, il est nécessaire disposer de balises claires permettant de garantir le maintien d’une production tant locale qu’européenne et un accès à celle-ci. Dans une optique d’égalité de traitement, il était également nécessaire d’étendre les obligations de quotas, déjà d’application pour le linéaire, aux services télévisuels non linéaires.
Pour des plateformes qui fonctionnent essentiellement sur des algorithmes de recommandation individualisés, comment s’assurer que l’obligation de “mise en avant” des contenus européens et locaux sera appliquée et respectée ?
C’est une question cruciale parce qu’on touche ici à un élément essentiel de l’accès aux œuvres. Il est évident que les algorithmes des plateformes devront tenir compte de cette nouvelle obligation, mais c’est une question qui reste délicate et devra encore être approfondie. La manière de contrôler le respect de ces mesures devra notamment être précisée, en collaboration avec les éditeurs. On peut néanmoins déjà affirmer que vu la diversité des œuvres européennes, mettre en avant ces œuvres n’est pas inconciliable avec des algorithmes de recommandations ciblés. Vu l’importance de ces recommandations dans la consommation des utilisateurs, le CSA sera particulièrement attentif à la mise en œuvre de ces mécanismes par les services qu’il régule. Par ailleurs, outre les algorithmes de recommandation, une série d’autres moyens permettent de mettre en valeur les œuvres européennes et locales, dont certains sont déjà utilisés : Par exemple, la création d’une rubrique dédiée aux œuvres européennes ou locales, comme le fait déjà Netflix ; la mise en avant d’un certain pourcentage d’œuvres en page d’accueil ou au début du catalogue ; ou encore la possibilité d’inclure un critère européen dans les moteurs de recherche des plateformes. Pour les services transactionnels, prévoir des tarifs avantageux ou des offres spéciales pour les films et séries européens et belges francophones peut également servir d’incitant. Un autre moyen consiste à dédier un certain pourcentage du budget promotionnel des plateformes à la promotion des œuvres européennes ou locales.
Quand on parle des services de vidéo à la demande, on pense surtout aux plateformes américaines comme Netflix, Disney+ ou Amazon. Qui va contrôler le respect de leurs nouvelles obligations ?
Ce sont les régulateurs nationaux qui ont la responsabilité de contrôler les éditeurs établis sur leur territoire, peu importe le public que ceux-ci ciblent.
Pour les services nationaux s’adressant principalement au public d’un seul ou de quelques Etats, cela ne pose pas de question majeure. C’est notamment le cas des services de VOD établis en Fédération Wallonie-Bruxelles : le CSA régule ces acteurs, en se basant sur leur catalogue, souvent unique.
Concernant les services internationaux comme Netflix, Disney+ ou Amazon, cela peut paraitre moins évident : bien que ceux-ci proposent des catalogues dans toute l’Europe, ils sont soumis au droit du pays de l’Union dans lequel ils sont établis, et régulés par les autorités de ces pays. Pour Netflix, par exemple, il s’agit des Pays-Bas. Le régulateur néerlandais devra donc contrôler le respect des obligations de quotas d’œuvres européennes et de mise en valeur de Netflix, dans chacun de ses catalogues nationaux européens.
Cela signifie que le régulateur néerlandais devra vérifier si Netflix respecte les obligations européennes dans chaque Etat membre ?
Oui, ce qui représente un chantier immense. En effet, sachant certaines de ces plateformes proposent pratiquement un catalogue différent par pays, voire par région, et que les obligations de quotas et mise en valeur doivent être rencontrées dans chacun de leurs catalogues, les contrôles représenteront un défi de taille pour les régulateurs concernés. Il ne fait pas de doute que des collaborations entre autorités seront nécessaires. Dans cette optique, le CSA belge restera attentif aux offres VOD ciblant la Fédération Wallonie Bruxelles et se tiendra à disposition des Régulateurs en charge des contrôles.
Découvrez notre dossier : Nouveau décret, tout ce qui change