Entretien avec Mélanie Cao
Votre profil est particulièrement intéressant pour échanger sur les résultats de notre baromètre sur l’égalité et diversité en radio. Vous êtes notamment réalisatrice de podcasts, avez fait des études de genre et vous intéressez à l’asioféminisme, …
Tout d’abord pourquoi choisir de s’exprimer via des podcasts ? N’y a t-il pas de place pour les femmes et des thématiques féministes sur les médias traditionnels ?
Il existe je crois dans le podcast une forme de « safe space », soit un dispositif qui rend possible une forme d’intimité avec les intervenant.es, mais aussi l’auditeur.ice. Cette notion est importante, car comme n’ont cessé de le marteler les féministes occidentales de la seconde vague, l’intime est éminemment politique.
Le podcast a d’ailleurs souvent été qualifié de médium « féministe », et cela s’explique sans doute par la liberté de ton et de format qui permet de déplier un propos dans le temps, et de donner la parole aux femmes ou aux autres minorités peu représentées dans les médias traditionnels. Prendre la parole d’un point de vue féministe ou antiraciste comporte en effet un coût, comme le montrent les cas de cyberharcèlement dont font l’objet de nombreuses femmes qui, en s’emparant de ces questions publiquement, contreviennent à cette norme de la femme docile, recluse dans l’espace domestique.
Ensuite, pour toute une série de raisons qui n’ont rien à voir avec l’absence de personnes qualifiées, les rédactions restent encore majoritairement masculines et blanches, tout comme l’enseignement qu’on reçoit en école de journalisme ou à l’université, ce qui façonne une certaine manière de traiter les sujets, où l’information est pensée comme neutre et objective.
Or, comme l’ont notamment mis en avant certaines chercheuses féministes, tout point de vue est toujours situé, c’est à dire qu’il ne peut être totalement détaché de l’expérience de celui ou celle qui observe et construit un sujet, ici journalistique. C’est donc admettre l’idée d’une perspective partielle, qui comporte des biais et des impensés. La chercheuse Sandra Harding oppose à cet idéal de neutralité la notion d’objectivité forte, c’est à dire une posture qui assume que chacun et chacune écrit depuis un certain point de vue, et pas – comme cela leur est régulièrement reproché – uniquement les minorités. En quoi le point de vue d’un homme sur les inégalités salariales serait-il moins subjectif que celui d’une femme ?
Le podcast participe à renouveler le paysage médiatique puisqu’on voit aussi des personnes qui n’ont pas suivi un parcours de journalisme classique s’en emparer, amenant souvent une originalité de ton et de contenu. Ce n’est plus tant l’agenda médiatique qui dicte les sujets à traiter, mais les minorités elles-mêmes qui traitent de questions qui les intéressent, souvent jugées minoritaires. Il s’agit de contenus qui, lorsqu’ils sont proposés dans un circuit plus mainstream ou soumis à des commissions de financement, sont parfois jugés « trop spécifiques », pas assez « universels », comme si les personnes issues des minorités ne pouvaient pas prétendre à une forme d’universalité et toucher d’autres publics.
Cette idée est démente par les chiffres d’audience des podcasts qui traitent de ces questions, et il y a fort à parier qu’on gagnerait toutes et tous à être exposées à des représentations plus complexes et diversifiées afin de renouveler nos imaginaires et proposer d’autres « role models ».
Puis le podcast s’adapte aux disponibilités de chaque personne, il s’écoute également en réalisant d’autres tâches, parfois plus ingrates. Certaines femmes sont prises dans des doubles journées en tant que mères et travailleuses par exemple, et n’ont pas toujours le temps de lire des livres sur tous ces sujets. J’ai énormément appris de cette manière, et je crois qu’il faut saluer le travail des journalistes mais également des nombreuses activistes qui font un formidable travail de pédagogie et de vulgarisation de manière souvent non rémunérée. Elles produisent des expertises sur les questions de genre, mais aussi de race et de classe, qui s’entrecroisent.
Le plus intéressant j’ai l’impression, c’est que ces savoirs qui fédèrent ce que la philosophe féministe Nancy Fraser nomme des « contre-publics minoritaires », influencent en retour les médias plus traditionnels, en imposant leur thèmes et terminologie depuis les marges.
Evidemment, le public cible du podcast reste assez privilégié. Pourtant, on a là un formidable outil d’éducation populaire dont il faut encore penser l’accessibilité. D’un point de vue matériel notamment, pour les personnes malentendantes, mais aussi plus symbolique, en organisant des événements publics d’écoute, qui renouent avec des pratiques d’éducation populaire et des formes d’espaces publics où discuter ensemble. Il était d’ailleurs prévu que l’on organise une série de soirées d’écoute de podcasts autour de questions féministes et antiracistes avec l’Université populaire d’Anderlecht, mais ces événements ont dû être annulés à cause du contexte de pandémie.
Vous réalisez actuellement une enquête sonore sur l’asioféminisme en Belgique et donc faites un lien entre les questions de genre et d’origine. De manière générale, constatez-vous que le féminisme soufre encore plus en Belgique quand on est d’origine étrangère ?
L’articulation entre le genre et la race (terme que j’utilise au sens de catégorie sociale), vient de ce que l’expérience des femmes dites « racisées » ne peut être pensée indépendamment de leurs origines. Si toutes les femmes se heurtent au quotidien à certaines formes de discriminations liées à leur genre, elles ne sont en revanche pas les mêmes selon qu’on soit une femme blanche hétérosexuelle aisée et valide, ou une femme noire lesbienne précaire en situation de handicap. Le concept d’intersectionnalité, théorisé par Kimberlé Crenshaw, a permis de mettre un mot pour penser la manière dont les différentes dominations de genre, race, classe s’imbriquent et définissent des formes d’oppressions spécifiques.
Sur la question de l’asioféminisme, il s’agit donc de penser les réalités de femmes qui vivent à la fois du sexisme et du racisme anti-asiatique, voire du classisme, de manière simultanée. Pendant la crise du Covid-19, après que Donald Trump ait parlé de « virus chinois » allant contre les préconisations de l’OMS, de nombreuses personnes asiatiques ont fait l’objet d’agressions dans l’espace public et sur les réseaux sociaux, notamment en Belgique et en France. C’est un phénomène qui a pourtant été très peu commenté dans les médias traditionnels alors que les réseaux sociaux et les podcasts s’en sont largement emparé. On parle quand même – outre les agressions verbales et physiques dans l’espace public et la désertion de commerces tenus par des personnes d’origine asiatique – , de cas de meurtres à travers le monde, culminant avec l’attaque terroriste d’Atlanta de mars 2021 qui a tué 6 femmes d’origine asiatique, sans que cela soit qualifié publiquement d’acte à caractère raciste.
Cela montre avant tout que les femmes ne bénéficient pas toutes de la même représentation dans les médias. On en revient toujours au même constat : en l’absence de diversité dans les rédactions, on se retrouve sans surprise avec de nombreux angles morts, des réalités et vécus qui ne sont jamais montrés. De plus, les communautés est-asiatiques sont souvent décrites comme minorités modèles car invisibles, raison pour laquelle il est encore plus difficile de faire émerger ces thématiques auprès du grand public.
On peut évidemment avoir l’impression que les questions féministes commencent à s’imposer plus largement dans le débat public, notamment depuis le mouvement #metoo ; néanmoins, ce sont le plus souvent les enjeux d’un féminisme blanc bourgeois, hétérosexuel et valide qui sont le plus audibles dans les grands médias, formulés par celles qui ont davantage accès à cette parole médiatique.
Au sein de notre baromètre des programmes radiophoniques, nous avons établi que les personnes perçues comme issues de la diversité représentaient 12,73 % de la totalité des intervenant.e.s et 15,05 % si on inclut les groupes. Quelle réaction cela suscite-t-il chez vous?
Pas de réelle surprise en tout cas. De même qu’il existe une partition genrée des rôles médiatiques, où les hommes occupent plus largement une posture d’experts et les femmes un rôle de témoins ou de victimes, les personnes racisées sont rarement présentes sur les plateaux en tant qu’expertes, mais plutôt envisagées comme des personnes à propos desquelles on porte un discours. Elles se retrouvent par contre davantage représentées dans les sphères liées au divertissement comme le sport, la musique, … Or, cette hiérarchie structurelle a une incidence directe sur l’imaginaire qu’on façonne auprès du grand public, sur les vocations que l’on suscite et le sentiment de légitimité que peuvent avoir les personnes racisées lorsqu’elles « infiltrent » ces milieux. Enfant, j’ai rarement vu ou entendu de femmes noires ou asiatiques par exemple, qui occupaient une posture d’ « experte ». A ce titre, les médias ont une responsabilité immense.
Pour pallier ces manques, il existe des outils, parmi lesquels les listes d’expert.es, afin de varier les intervenant.es, ou le recours aux quotas, pour sortir des formes d’entre-soi aggravées par l’urgence du traitement médiatique.
La question des quotas ou « d’affirmative action » est pourtant encore souvent mal comprise et certaines personnes craignent qu’elle occulte le mérite personnel et les compétences. Or, c’est surtout une vision dépolitisante qui ignore les inégalités structurelles d’accès aux postes de pouvoir qui empêchent – à compétences égales – les personnes issues d’une minorité, d’accéder aux mêmes postes et visibilité que leurs pairs.
Un enjeu important est donc d’interroger la notion d’expertise. Qui a le droit de prendre la parole et sur quelles questions ? On a notamment vu ces derniers mois dans les médias, de nombreux débats sur le racisme pendant les manifestations BLM en l’absence de personnes concernées. Or, quel type de récit sur le racisme pouvons-nous espérer formuler en l’absence des personnes qui le vivent ? L’expérience vécue est aussi une notion importante dans la théorie féministe, que l e s féministes africaines-américaines notamment ont beaucoup mis en avant comme source d’analyse et de théorisation. Cela permet de produire des savoirs incarnés, et c’est également quelque chose qui est présent dans de nombreux podcasts.
Vous avez également créé une collective d’écriture féministe et de création sonore “La Bâtarde”. Vous présentez celle-ci comme permettant de confronter vos différentes réalités mais également d’ “explorer vos propres (il)légitimités et lieux de privilèges”. Est-ce que vous pouvez nous expliquer cette phrase et ces notons de légitimité et illégitimité?
En raison de la sociabilisation genrée dont on fait l’objet dès l’enfance, il arrive qu’en tant que femme, on se sente moins légitime de prendre la parole publiquement, car on y a été moins encouragée tout au long de notre éducation que les hommes. Pareil lorsqu’on est une personne racisée, en situation de handicap, ou une personne LGBTQI+, … c’est à dire lorsqu’on ne fait pas partie de la « norme ». Lorsqu’en plus on cumule l’appartenance à plusieurs minorités comme c’est le cas des femmes racisées, il arrive que l’on souffre d’un « syndrome de l’imposteur », qui n’a rien à voir j’insiste, avec les compétences réelles de ces personnes.
Ce sentiment n’est pas sans lien avec la question de la représentation et le fait de ne jamais se voir représentée dans les médias dans des positons valorisantes ou de détentrice de savoirs, mais souvent en bas de l’échelle sociale – si ce n’est carrément absente. En tant que femme issue de l’immigration, je sais que je dois en permanence aller contre ce sentiment de « ne pas être légitime », alors que je travaille depuis des années sur ces questions. C’est pourtant important de prendre cette place pour parler, car j’ai moi-même manqué de référentes auxquelles m’identifier plus jeune, qui m’auraient montré d’autres histoires et trajectoires.
Ceci étant dit, cela ne m’empêche pas de bénéficier de nombreux privilèges par rapport à d’autres personnes puisque j’ai par exemple pu poursuivre des études, que je ne crains pas les violences policières en raison de mes origines, ou de me faire agresser dans l’espace public à cause de mon orientation sexuelle… Avoir conscience d’où l’on parle, c’est à dire d’où l’on se situe socialement, ce n’est pas une simple posture ou précaution oratoire. C’est se souvenir que nos vécus façonnent des visions du monde différentes, toujours fragmentaires, qui affectent notre travail. Plutôt que de l’ignorer, se souvenir que ces rapports de pouvoir sont partout permet, à mon avis, de tendre vers de meilleures pratiques, et donc dans le cas des médias, de faire du meilleur journalisme.