Dans le cadre de la publication des Baromètres Radio, nous avons rencontré Laurence Corroy, Professeure des universités en Sciences de l’Information et de la Communication à l’université de Lorraine – CREM, et Sophie Jehel, Maitresse de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication- CEMTI. Ensemble, elles ont dirigé l’ouvrage : Stéréotypes, discriminations et éducation aux médias, paru en 2016 et publié l’an passé un article dans la revue Communication intitulé : « Que peut-on attendre d’une régulation du sexisme dans la publicité en France ? » (vol. 37/2 | 2020). Dans cet interview, elles nous livrent leurs regards sur le poids des stéréotypes de genre véhiculés par la communication commerciale, la difficulté à déconstruire les stéréotypes pour les annonceurs et les producteurs de fictions, et les leviers à mettre en œuvre.
Le CSA a publié en mars dernier un premier Baromètre de la communication commerciale en radio. Dans ce Baromètre radio, on relève une première différence entre les hommes et les femmes : 59 % des intervenant.e.s des communications commerciales sont des hommes et 41 % sont des femmes. S’il y a des différences quantitatives, ce sont surtout d’importantes différences qualitatives qui s’opèrent dans la représentation des hommes et des femmes, à l’instar de ce que nous avions déjà observé en télévision. Non seulement les femmes sont plus largement associées à des stéréotypes de genre que les hommes, mais en outre les stéréotypes féminins tendent souvent (mais pas systématiquement) à être moins valorisants que les stéréotypes masculins. Quel regard portez-vous sur ces résultats ? Est-ce qu’ils sont similaires à ce que vous avez pu observer dans vos travaux en France ?
Laurence Corroy : Au cours de nos recherches, nous avons rencontré l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité qui exerce en France, l’ARPP. L’ARPP considère que les entorses sont désormais rarissimes et que le public est de plus en plus sensibilisé, plus prompt à dénoncer les dérives. Pour notre part, nous ne dressons pas un tableau aussi idyllique de la situation car on ne regarde pas les mêmes choses. L‘ARPP se focalise sur les contraventions claires à la législation, alors que ce nous observons est un écart beaucoup plus volatile qui consiste à se demander : « Est-ce qu’on présente les femmes et les hommes dans des situations qui les honorent ? Quelles sont les qualités présumées que l’on prête aux hommes facilement (puissance, force, vigueur) ? et quelles sont les qualités que l’on prête aisément aux femmes ? ». Ces inégalités des représentations, c’est le reflet déformé de la société. Les métiers du care, du soin et de l’éducation ne sont pas valorisés, tandis que la puissance, la virilité, la force sont créditées supérieurement. Quand on analyse les communications commerciales, on constate que les femmes sont systématiquement représentées dans des positions moins valorisantes. Ce qui me frappe également c’est la puissance de la répétition. Ce que mesure l’ARPP c’est la contravention à la règle, mais ce qui fait force dans une société en termes de stéréotypes et de chaines de stéréotypes qui deviennent discriminants, c’est la force de la répétition. Lorsque ce sont systématiquement les femmes qui ont des conduites hystériques, un peu ridicules, c’est problématique. Le message itératif qui ressort est que les conduites rationnelles sont masculines alors que les comportements féminins sont davantage fantasques, réalisés sous le coup de l’émotion.
Sophie Jehel : Dans les baromètres, on est sur des analyses quantitatives qui sont fondamentales quand on travaille sur des médias qui s’inscrivent dans une logique de flux. Il serait peut-être intéressant aussi d’identifier combien de fois ont été diffusées les publicités qui comportent des stéréotypes que vous identifiez comme « flagrants ». Est-ce qu’elles font partie de celles qui ont été le plus rediffusées ou au contraire les moins diffusées ? Par ailleurs, le stéréotype renvoie à une représentation normée. Or les normes sociales évoluent, celles que véhiculent les représentations médiatiques peuvent se trouver en décalage avec les normes réellement en vigueur dans les mondes sociaux, celui de l’emploi, celui des relations conjugales…On est donc en difficulté pour les repérer, j’ai des réserves par rapport à la notion de « perception de sens commun » qui tendrait à les unifier. La perception est très diversifiée. Il y a une part d’expérience personnelle dans notre perception. Si on veut avoir quelques repères communs, il est utile de se référer à la réalité statistique de la répartition des femmes dans l’emploi, par exemple. Il faut superposer cette réalité statistique, la perception des producteurs d’image et la ou les réceptions. Lorsque nous avons rencontré les représentants des annonceurs en France, ce qui nous a interpellé c’est qu’ils se réfèrent de manière beaucoup trop commode au « sens commun ». La grande inquiétude des professionnels de l’audiovisuel, qu’ils soient producteurs de programme ou publicitaires, est qu’ils puissent être trop en avance sur les mœurs et susciter du décalage. Pourtant, ce qui frappe dans la majeure partie des publicités c’est la dimension passéiste, qui est très éloignée de la réalité que vivent les femmes.
Laurence Corroy : Quand on parle de stéréotypes, je pense qu’il faut faire la distinction entre la logique marchande des publicitaires et la logique fictionnelle. En effet, les chartes d’invention scénaristiques de certains programmes comme Plus Belle la Vie, Demain nous appartient, Ici tout commence… etc. comprennent des consignes très claires sur le fait que ces programmes doivent aller au-delà de ce qu’on s’imagine du « sens commun », et de ce qui est toléré ou habituel dans notre société. En analysant les arcs narratifs de Plus belle la vie, on se rend compte que les scénaristes ont l’obligation de mettre en avant des sujets de société liés à la diversité, l’orientation sexuelle, la réussite des femmes et peuvent parfois être précurseurs ou a minima sensibles aux transformations sociétales…Il serait bien sûr possible de souligner que des scénarios plus en phase avec = les réalités sociales, avec que ce que vivent réellement leurs téléspectateurs, constitue finalement une démarche commerciale rentable dans la mesure où le public s’attache aux différents protagonistes sur lesquels ils peuvent plus facilement se projeter.
Vous avez rédigé un article qui s’intitule « que peut-on attendre d’une régulation du sexisme dans la publicité en France ». Vous soulignez notamment dans cet article que l’un des enjeux de la lutte contre le sexisme se joue dans la définition des termes. Il y a les stéréotypes de genre et les stéréotypes sexistes dans la publicité. En tant que professeures et chercheuses en information et communication comment les définissez-vous ?
Sophie Jehel : Dans votre Baromètre, vous analysez très bien la place de la représentation des femmes dans les publicités. C’est une représentation genrée où certaines situations professionnelles vont être illustrées par des femmes et d’autres situations illustrées de façon privilégiée par des hommes. Dans ce cas, on parle de stéréotypes, mais ils ne sont pas nécessairement discriminatoires car ils ne portent nécessairement atteinte à la « dignité » ou à l’égalité comme vous le formulez en Belgique. Je trouve que la notion de « stéréotype flagrant » que vous utilisez dans votre Baromètre correspond à ce que l’on peut appeler un stéréotype discriminatoire car il véhicule une caricature de situations incarnées par des femmes ou par d’autres catégories minorées. Ce sont des stéréotypes qui soutiennent un discours strictement dévalorisant.
Laurence Corroy : La question centrale est celle de la frontière : quand est-ce qu’une publicité devient discriminante et qu’est-ce qui tient du rapport genré ? Je pense par exemple à une publicité Décathlon où l’on a une petite fille endormie en tutu rose et un petit garçon en tenue de football endormis sur un canapé. Ni l’un ni l’autre ne portent atteinte à la dignité des enfants, mais ces représentations s’ancrent dans une chaine de stéréotypes sur les activités sportives : activité collective, de mobilité forte avec une balle pour les garçons ; activité individuelle et artistique pour les filles. Cette publicité n’est pas hautement discriminante, mais elle s’arrime à toute une chaine de stéréotypes où on assigne dès l’enfance, des loisirs, des travaux, des qualités aux uns et aux autres.
Sophie Jehel : C’est sur ces assignations indirectes qu’il faut agir aujourd’hui parce que cela vient renforcer des normes de genre qui sont éloignées de ce que les parents peuvent transmettre à leurs enfants aujourd’hui et des aspirations des enfants. Il faut montrer aux publicitaires et aux médias que leurs représentations de la réalité, loin d’être le miroir de la société est un miroir déformant et passéiste.
Vous soulignez dans votre article les difficultés que l’on peut rencontrer lorsqu’on cherche à proposer une autre lecture des genres dans les publicités et à contrer les stéréotypes. En l’occurrence, il y a un risque de remplacer certains stéréotypes par d’autres. Pouvez-vous nous en dire plus ? Comment peut-on contrer ce risque ?
Sophie Jehel : Une des difficultés que l’on constate c’est lorsqu’on commence à vouloir retourner les stéréotypes. Dans quelle mesure on ne les renforce pas ? Dans certaines publicités que vous citez dans le Baromètre, on retrouve des femmes qui occupent des positions de cadre, de médecin par exemple, mais qui sont présentées de manière décalée et ridicule. L’argument qu’avancent les chaines consiste à dire : « dans la réalité c’est comme ça ! ». La prééminence des stéréotypes au sein des publicités et des médias tient aussi au fait que les stéréotypes sont essentiels pour les industries culturelles. Le stéréotype est un outil de production, de marketing, de construction de leurs publics. Déconstruire les stéréotypes est une entreprise compliquée. En effet, on peut proposer un « contre-stéréotype » en présentant une représentation féminine qui contre les stéréotypes mais elle va être présentée comme une exception. Si c’est exceptionnel ou si cela demande des qualités exceptionnelles, cela ne fait que renforcer le stéréotype. Dans le cas de Candice Renoir, on peut trouver que c’est déjà très satisfaisant d’avoir une Commissaire de police qui est une femme mais alors on va lui attribuer davantage de problèmes psychiques ou familiaux …. Par exemple, ce qui est caractéristique chez Candice Renoir, c’est qu’elle a de l’intuition plutôt que de l’intelligence.
Laurence Corroy Aujourd’hui s’attaquer aux stéréotypes et aux inégalités de genre dans les médias revient également à interroger la réalité sociale et les inégalités structurelles. Or aujourd’hui la norme est masculine. Dans l’esprit de la plupart des individus, atteindre l’égalité entre les hommes et les femmes, cela signifie atteindre une égalité masculine, en utilisant les caractéristiques et la manière de communiquer qui sont prêtés aux hommes qui réussissent socialement.
Quels seraient selon vous les leviers ou pistes d’action pour parvenir à une meilleure appréhension de l’égalité de genre à l’écran et, plus spécifiquement, dans la communication commerciale ? Vous avez consacré un ouvrage au rôle de l’éducation aux médias face aux propos discriminatoires et stéréotypés. Est-ce l’un des leviers d’action ?
Sophie Jehel : En plus des analyses quantitatives, il faut porter des analyses qualitatives et les soutenir politiquement. Montrer ces exemples, comme vous l’avez fait, et pointer du doigt le décalage avec les réalités sociales même si on sait qu’elles sont diverses. L’éducation aux médias peut aussi être un levier si les pouvoirs publics comprennent que l’éducation aux médias, c’est long, cela ne peut pas être une intervention ponctuelle qui va modifier les stéréotypes. Cela demande une implication des enseignant.e.s et tous les enseignant.e.s ne sont pas engagé.e.s sur ce combat-là.
Laurence Corroy : il est impératif de former à l’éducation aux médias les futurs enseignants. L’éducation aux médias ne s’enseigne pas comme une discipline académique traditionnelle. Je travaille avec les étudiant.e.s sur des projets en éducation aux médias destinés à des tiers, par exemple les autres étudiants de l’établissement, les parents, le personnel administratif et professoral de l’université, des journalistes. Je constate que les étudiant.e.s comprennent bien mieux les enjeux en mobilisant leur créativité sur des projets médiatiques, en se mettant en action. Le fait que leurs projets soient vus par un œil extérieur les rend exigeants envers eux-mêmes. Selon moi, le sigle EMI (Education aux médias à l’information) a l’inconvénient de réduire le champ de l’Education aux médias à celui de l’information et du journalisme, en oubliant la grammaire des émotions, des comportements qui sont très stéréotypés dans d’autres produits médiatiques et qui sont largement consommés par les adolescents. Ces éléments sont mis en valeur au sein de programmes que regardent bon nombre de jeunes : la téléréalité, les fictions, éventuellement la pornographie… des champs qui ne sont pas interrogés dans le cadre de l’école et qui pourtant occupent beaucoup de leur temps.
Le Baromètre diversité et égalité en radio