« L’important sera de pouvoir répéter cette « photographie » dans le temps »

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Joëlle Desterbecq, Olivier Hermanns et Samy Carrere ont mené l’étude MAP – « Médias: Attitudes et perceptions ». Il s’agit de la première étude en FWB sur la consommation des médias des belges francophones. En quelques questions, retour sur quelques constats de l’étude et de sa nécessité.

Pourquoi l’étude MAP a-t-elle été réalisée? Quelle est son utilité?

Olivier Hermanns : L’étude MAP vise à répondre à la fois au constat d’un manque de données objectives pour la Fédération Wallonie-Bruxelles, en matière de consommation des médias audiovisuels, ainsi qu’à une obligation juridique imposée au CSA de surveiller l’évolution du marché de la « radiodiffusion télévisuelle ». Les équipes du CSA ont donc mis sur pied une méthodologie de même qu’elles ont effectué une analyse complète des données récoltées. Nous voulions obtenir des résultats en termes d’attitudes de consommation (pour savoir comment les gens consomment) et la perception de ces comportements (pour comprendre les motivations et explications sous-tendant la consommation). 

L’étude se déploie en deux volets complémentaires. Ainsi, le volet quantitatif consiste en la passation d’un questionnaire standardisé auprès d’un échantillon théorique de 2000 individus, âgés de 15 ans et plus, représentatifs de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Le second volet, dit qualitatif, repose quant à lui sur des entretiens individuels semi-directifs auprès de 30 personnes. On le voit, priorité a donc été donnée à la fiabilité. Cela permettra notamment de comparer les résultats avec d’autres études qui comptent au niveau international. Et comme le montrent les recommandations finales de l’étude, tant les autorités publiques que les acteurs privés pourraient tirer parti des données récoltées pour adapter leurs décisions futures. C’est important pour le marché de l’audiovisuel. 

Quelles sont les grandes tendances dégagées par l’étude ? 

Samy Carrere : L’étude a permis de mettre en avant une série de tendances reflétant notre consommation audiovisuelle. Parmi ces tendances, je relèverai le fait que la télévision est encore le mode de consommation audiovisuelle le plus populaire. En effet, on a observé que 72,3% des répondants affirment regarder la télévision (que ce soit ou non en combinaison avec la VOD). De plus, 81,6% des consommateurs regardent la télévision chez eux de manière quotidienne. Il y a bien sûr des disparités en fonction des tranches d‘âges observées mais on observe que ce mode de consommation est toujours utilisé et n’est pas, comme on peut souvent l’entendre, en train de disparaître. 

D’ailleurs, nous nous sommes penchés sur la substituabilité des modes de consommation et les résultats sont très intéressants. Une très grande majorité de répondants (86,3%) n’envisagent, certainement ou probablement, pas d’arrêter de regarder la télévision. Et contrairement à certaines idées reçues, ceux qui sont prêts à arrêter de regarder la télévision se tourneraient davantage vers des vidéos à la demande gratuites du type Youtube (62,9%) que vers des vidéos à la demande payante du type Netflix, Disney + ou encore Amazon Prime (38%). 

Pour finir, je relèverai que l’analyse qualitative nous a permis de mieux comprendre certains processus derrière les habitudes de consommation. Notamment, l’importance de la diversité des modes de consommation. En effet, ces derniers ne sont pas mutuellement exclusifs. Les consommateurs passent de l’un à l’autre en fonction du contenu qu’ils souhaitent regarder, du lieu de visionnage ( chez soi ou en déplacement), etc. On observe une réelle forme de « zapping multimédia » aussi bien des modes de consommation que des contenus. 

Est-ce que les médias audiovisuels « belges » sont globalement bien positionnés dans la consommation des belges francophones ? 

Samy Carrere : On s’est effectivement interrogé sur les services les plus connus pour regarder de la VOD mais également, parmi ces derniers, sur les plus utilisés. Sans surprise, les services de vidéo à la demande les plus connus des consommateurs de VOD (offres payantes ou gratuites) sont composés des géants internationaux YouTube (95,8%), Facebook (93,8%) et Netflix (93%). Ce trio de tête des services les mieux connus correspond exactement à celui des services les plus utilisés pour regarder des vidéos à la demande. 

Cependant, il est intéressant de relever que nos acteurs ne sont pas en reste. Par exemple, l’offre de nos télédistributeurs Proximus, Scarlet, VOO, Telenet et Orange est connue de 76,1% des répondants et utilisée par 60,7% de ceux qui la connaissent. L’offre de la RTBF Auvio est connue par 71,1% et utilisée par 57% de ceux qui la connaisse.  

On peut relever que généralement les services les plus connus sont les plus utilisés mais également que dans cette myriade d’offre, il y a de la place pour nos acteurs locaux. 

La multiplication des offres de contenus en ligne et la multiplication de la distribution ne risque-t-elle pas de déforcer notre marché local ? 

Olivier Hermanns : Votre question revient à se demander si l’évolution qui se fait jour sur le marché de détail en Belgique francophone présente un danger. A mon sens, l’augmentation de l’offre doit plutôt être considérée comme une chance pour le consommateur final. En effet, les fournisseurs de ces offres vont vraisemblablement développer des stratégies pour séduire le consommateur, que ce soit en termes de qualité et de diversité de l’offre ou en termes de prix. En revanche, reconnaissons que les fournisseurs nationaux se retrouvent en concurrence avec des fournisseurs étrangers qui disposent, dans certains cas, de moyens beaucoup plus importants et qui sont actifs sur de nombreux marchés nationaux. Cela me rappelle, bien que dans une version exacerbée, les débats que l’on a connus et que l’on connaît encore au sujet des éditeurs belges francophones face aux géants de l’audiovisuel français. 

Je pense que ce genre de défis recèle certes des risques économiques, mais aussi des opportunités (notamment par la différenciation des offres). De plus, les éditeurs locaux ont la faculté d’informer et divertir sur mesure leur public avec un contenu que celui-ci ne trouve nulle part ailleurs et qui répond à ses besoins. J’y vois des atouts qu’il faut certainement développer. 

On observe qu’on est de plus en plus consommateurs sur plusieurs supports ? Pouvez-vous nous expliquer ce que vous observez dans vos résultats ? 

Joëlle Desterbecq : L’étude MAP s’est penchée sur la « consommation (multi)média simultanée », c’est-à-dire sur l’utilisation d’un smartphone, d’un ordinateur portable ou d’une tablette pendant la consommation de télévision, vidéo à la demande payante ou vidéo à la demande gratuite. On a observé que 47,6% des répondant.e.s pratiquent une activité (multi)média simultanément à leur consommation de télévision, de VOD payante ou gratuite chez eux.elles. La réalisation d’activités (multi)médias en simultané est plus fréquente pendant le visionnage de la télévision (34,7%), que de la VOD gratuite (22,3%) et de la VOD payante (13,1%). On observe que le smartphone est le support le plus utilisé simultanément à la consommation de la télévision et de la VOD : 39,4% des répondant.e.s l’utilisent pendant la consommation de télévision, 47,1% pendant qu’ils.elles visionnent de la VOD gratuite chez eux.elles et 43,7% pendant qu’ils.elles consomment de la VOD payante. Les tâches les plus fréquentes réalisées simultanément à la consommation audiovisuelle et pour lesquelles on utilise, par exemple, un smartphone sont : 1) surfer sur les réseaux sociaux ; 2) surfer sur Internet ; 3) pratiquer un jeu ; 4) travailler. 

On constate que des répondants à l’étude déclarent ne pas avoir Internet ou ne pas savoir comment utiliser telle ou telle fonctionnalité. Est-ce que le taux de ces réponses permet de tirer certaines conclusions ? 

Olivier Hermanns : En effet, nous avons constaté que 11,5% des ménages belges situés en région de langue française et en région bilingue de Bruxelles-Capitale ne possédaient pas de connexion Internet. Ceci est d’autant plus préoccupant qu’en outre, 43,2% des répondant.e.s se démarquent par un faible niveau de familiarité objectif à la technologie. En d’autres termes, ces personnes ont peu de connaissances en matière de fonctionnalités ou d’équipements disponibles. Dans une société dite de l’information, comme la nôtre, ce genre de réponses est préoccupant. 

Cela met en évidence la nécessité d’un grand plan d’action de lutte contre la fracture numérique. Ce plan viserait à renforcer les initiatives en faveur de l’égalité dans l’accès aux technologies de l’information et de la communication et dans leur utilisation. Soulignons que cette fracture numérique n’est pas l’apanage d’une classe d’âge ou d’un milieu social mais pour la réduire, il faudrait prendre en compte ses diverses causes. Ces dernières peuvent consister notamment en des raisons économiques (coûts engendrés), technologiques (absence de couverture dans certaines régions) ou de connaissance des utilisateur.trice.s (on parle d’« illectronisme »). Il s’agit certainement d’un des enjeux majeurs de notre époque. 

Les différences d’équipement ou de consommation sont surtout révélées entre les différentes classes d’âge. Est-ce que ce constat indique une évolution de la société et donc des chiffres qui s’accentueraient dans les prochaines études ?  

Joëlle Desterbecq : Le choix du mode de consommation d’une personne est effectivement influencé par sa classe d’âge. On constate que la consommation de télévision augmente avec la classe d’âge, même si c’est de manière un peu irrégulière, et que la consommation de VOD diminue avec la classe d’âge. En même temps, on constate que la consommation de télévision reste assez importante chez les jeunes : 62,8 % des moins de 30 ans déclarent consommer quotidiennement de la télévision. Chez les jeunes – notamment ceux qui vivent chez leurs parents – la consommation de télévision se fonde avant tout sur la volonté de passer un moment en famille, c’est un moment de partage.  

En même temps, on voit que les pratiques se diversifient et s’inscrivent dans une complémentarité : si les consommateurs et consommatrices ont bien une source de contenus privilégiée (télévision, VOD payante, etc.), ils.elles opèrent des combinaisons entre des modes de consommation qui apparaissent comme complémentaires. A un moment donné, ils.elles vont choisir tel mode de consommation plutôt que tel autre en fonction de différents paramètres : par exemple, le contenu qu’ils souhaitent regarder, le fait d’être chez soi ou en déplacement, le fait d’être seul.e, en couple ou en famille, l’équipement à disposition, etc. 

L’étude MAP a dressé une photographie des pratiques selon les âges à « un temps T ». L’important sera de pouvoir répéter cette « photographie » dans le temps afin de déterminer si, au fil du temps, les nouveaux modes de consommation prendront de plus en plus de place chez les jeunes et si, lorsqu’ils vont avancer en âge, les « jeunes » garderont les mêmes pratiques. En somme, comme le disent Thomas Amossé et Olivier Masclet dans le présent numéro de Régulation : est-ce que l’évolution des comportements traduit un effet d’âge ou de génération ? 

L’étude relève une différence de consommation selon le genre, surtout dans les tranches d’âges plus élevées. Comment interpréter ces différences ? 

Joëlle Desterbecq : L’appropriation des nouveaux modes de consommation des médias et des équipements numériques par les usager.ère.s diffère en effet selon l’âge, le niveau de revenu mais aussi le genre. Le genre influe notamment sur le choix du mode de consommation : les femmes (76,1%) sont proportionnellement plus nombreuses que les hommes (68,3%) à regarder la télévision. Les femmes (45,4%) sont proportionnellement moins nombreuses que les hommes (61,9%) à regarder des vidéos à la demande. Une analyse complémentaire a mis en exergue que la consommation est genrée mais pas pour toutes les tranches d’âge : elle se marque pour les tranches d’âges plus élevées.  

Il y a différentes pistes qui peuvent expliquer ces constats. Ce sont des hypothèses interprétatives qui demanderaient à être confirmées. Il y a d’abord le facteur de l’âge. Au sein de la population, les femmes sont un peu plus nombreuses que les hommes dans les classes d’âges plus élevées, qui sont aussi les moins familiarisées à la technologie. Il y a également la question de la construction des représentations sociales liées à la technologie. Le stéréotype qui associe la technologie à un univers masculin est encore fort présent. Des travaux documentent comment ce stéréotype impacte la manière dont on socialise les garçons et les filles avec la technologie ou encore la manière dont on les oriente vers les différentes filières de formation (dont les filières technologiques)1. S’attaquer aux inégalités dans les usages et appropriations de la technologie dès l’enfance/la scolarité, en déconstruisant les stéréotypes de genre associés à l’univers des technologies et en s’intéressant à la socialisation des (petites) filles avec la technologie semble donc être un levier essentiel. C’est d’ailleurs l’une de recommandations formulées à la suite de l’étude. 

Internet a bousculé en son temps le marché cinématographique  ou musical en donnant accès à de nombreuses manières de télécharger illégalement des médias. Est-ce qu’aujourd’hui, on constate toujours une consommation illégale de contenus malgré le nombre important d’offres gratuites disponibles ?  

Samy Carrere : Il est important de préciser que notre étude ne quantifie pas le nombre de consommateurs ayant accès à des contenus illégaux, que ce soit sur les plateformes de streaming illégales, les sites de téléchargement illégaux ou encore via les offres IPTV illégales. Cependant, il est vrai que l’analyse qualitative de l’étude nous a permis de mettre en exergue qu’un certain nombre de consommateurs considèrent la vidéo à la demande illégale comme une forme de vidéo à la demande gratuite et qu’ils ne considèrent pas l’illégalité de ces offres comme un obstacle. Ce type de consommation est en effet présent dans les habitudes de consommation d’une partie du grand public et ce de manière volontaire et proactive. 

Cependant, l’étude fait un constat intéressant : parmi les consommateurs de contenus illégaux, certains sont prêts à se tourner vers les offres des plateformes légales payantes. L’idée sous-jacente serait que l’offre actuelle ne correspondrait pas forcément aux consommateurs de contenus illégaux. Dès lors, ils se retrouveraient à devoir payer pour un service dont l’intérêt pour eux ne serait que très limité.  

Il semblerait que le développement des plateformes légales pourrait répondre à leurs attentes et dès lors entrainer une possible baisse de la consommation illégale. Cet aspect marque l’importance d’une réflexion sur le développement d’offres audiovisuelles adaptées au public.  

[1] Voyez par exemple : UNESCO – EQUALS, « Je rougirais si je pouvais. Réduire la fracture numérique entre les genres par l’éducation », 2020 ; BERGSTRÖM, Marie, PASQUIER, Dominique, « Genre & Internet. Sous les imaginaires, les usages ordinaires », in RESET, n°8 | 2019 ; Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, Analyse de l’égalité de genre dans les métiers de l’audiovisuel et les ressources humaines des éditeurs de services de médias audiovisuels, Bruxelles, 2020.

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