Reconstruire une compréhension du monde

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Le CSA a accusé réception de la déclaration d’un nouvel éditeur dans le paysage audiovisuel belge francophone, celle de la webTV “Tout va bien”. Un média dynamique reposant sur un ensemble de valeurs qu’il associe à l’actualité pour susciter le débat, inviter à la réflexion et reconstruire une compréhension du monde polluée par certains types de discours.  Rencontre avec Jérôme Van Ruychevelt qui nous présente la webTV

L’ASBL Z! qui édite Tout va bien est à l’origine organisatrice du festival Esperanzah. Comment passe-t-on d’un festival musical à une webTV ? 

Depuis le début de son existence, le festival organise chaque année une campagne de sensibilisation thématique. Ce sont aujourd’hui des enjeux politiques liés à l’actualité ou à un contexte social et politique belge. Dès 2014, nous avons organisé également ces campagnes sur les réseaux sociaux en essayant d’innover en termes d’outils, de narratifs et de créativité. Ces campagnes visaient à atteindre un public jeune car c’était celui qui était davantage à « sensibiliser ».  

Par ailleurs, quand un public se renouvelle, il est davantage sur les réseaux sociaux à se former politiquement et à s’informer sur l’actualité. C’est toute une pratique dite « d’éducation permanente » qui a dû évoluer chez nous pour pouvoir atteindre notre cible. On a remarqué non seulement que notre public était très présent sur les réseaux sociaux mais absent des espaces d’éducation permanente dits “classiques” sur le terrain. Quand il était présent sur le terrain chez nous c’était au festival mais ce n’était pas forcément un public qui allait ailleurs vers d’autres associations ou d’autres collectifs d’éducation permanente.  

Par conséquent, on avait peut-être quelque chose à jouer en captant notre public en dehors du festival aussi. Le premier constat, était de se dire qu’il nous fallait un outil qui nous permette d’être présent tout au long de l’année sur les réseaux sociaux en dehors de nos campagnes thématiques et le second de remarquer que ceux qui ont pris de la place avant nous et depuis longtemps ce sont toute une série de discours, de personnalités, de narratifs problématiques que ce soit du conspirationnisme, du confusionisme en passant par les idées d’extrême droite.  

La fachosphère a été la première bulle politique qui s’est bien organisée sur les réseaux sociaux puisqu’elle a été boycottée, à raison, des médias traditionnels et du monde associatif subsidié. Sur les réseaux sociaux, ils ont été les premiers émetteurs de contenus politiques qui ont réussi à capter le public qui y était présent et notamment beaucoup de jeunes. On ne peut pas laisser les réseaux sociaux uniquement à ce type de discours. Il faut aussi pouvoir imposer un autre narratif, aller déconstruire ce type de discours, proposer autre chose et notamment en termes de critique de l’information. Par conséquent, on s’est rendu compte que les réseaux sociaux est un terrain comme un autre sur lequel il faut être présent où il faut comprendre les codes, développer du contenu et aller chercher des publics.  

C’est à partir de ces constats que du festival Esperanzah, lié à une pratique initiale, on a réfléchi à un projet. On voulait avoir un narratif basé sur les valeurs du festival tout au long de l’année avec une diversité de visages qui parlent en leur nom, à partir d’une réalité, à partir d’une indignation vécue et qui eux-mêmes vont chercher des informations sur un sujet pour lequel ils vont transmettre un avis ou ce qu’ils ont compris à leurs pairs pour faire débat et former des gens, comme nous, à l’actualité. 

Vous parlez d’éducation permanente mais vous avez reçu le Prix Belfius de la presse pour un documentaire. Êtes-vous un média d’information ? Est-ce que votre but c’est d’informer ? Quelle est la frontière ou le lien entre l’éducation permanente et l’information ? 

Effectivement, on fait partie de ces objets un peu hybride en construction : à la fois secteur associatif et d’éducation permanente et de l’autre le monde des médias. Nous même, on n’a pas encore une parfaite étiquette. 

C’est une expérience du quotidien et on se considère plus comme un laboratoire de médias ou de nouveaux médias qu’autre chose. Pour ce qui est de notre rapport à l’information, on considère qu’on réagit davantage sur une information plutôt que nous même en créer une. Rares sont les moments où on a eu une vidéo qui crée une nouvelle information qui n’était pas évoquée ailleurs. Au lieu de créer une nouvelle information, on va mettre un focus ou une lumière sur une information, un fait d’actualité ou un fait politique qui est particulièrement marginalisé, sous-estimé ou mis de côté.

C’est notre ligne éditoriale : mettre en avant des sujets politiques ou des faits d’actualité en lien avec la justice sociale et donner la parole à des personnes ou des collectifs qui ne l’ont pas forcément toujours, voire jamais dans les espaces politiques ou médiatiques traditionnels.  

Mais ce rapport à l’actualité nécessite de votre part une certaine approche, un certain traitement pour ne pas tomber dans des travers que vous combattez ? 

Un des paramètres qui est présent dans la ligne éditorial et assumé c’est que nous nous considérons comme non-neutres. Dans la mesure où notre objectif c’est moins de réagir par rapport aux médias traditionnels, qui ne font pas du mauvais boulot, que d’amener un autre point de vue sur l’information, sur l’actualité. Nous nous considérons comme non-neutres parce que nous allons chercher les gens qui sont susceptibles d’adhérer à des discours d’extrême droite ou des discours complotistes, etc. Pour nous, la seule recette qui peut marcher c’est de dire « votre colère on la comprend bien, il y a quelque chose qui cloche, on est d’accord mais on ne pense pas que ce qu’on vous dit là, qui seraient des explications, sont les bonnes ». Nous ne pouvons pas avoir une posture qui ne s’engage pas.   

Nous sommes obligés de nous mettre au même niveau que nos interlocuteurs donc en tant que citoyens-citoyennes qui vivons aussi des violences, des micro-agressions ou qui sommes indignés par ce qui nous entoure, pour pouvoir reconstruire une autre compréhension du monde. Cette compréhension du monde, comment on va l’analyser, elle n’est donc pas neutre. Elle est construite en fonction de nos valeurs, de ce à quoi on a été socialisé, en fonction d’où on se situe, socialement et politiquement. C’est ça que nous voulons assumer.  

Nous proposons une analyse mais en disant d’où elle vient. Si on ne fait pas ça, on risque d’être dans une posture qui est moralisatrice, qui risque d’être infantilisante, de ne pas être à l’écoute des colères et des indignations et de ne pas se mettre au niveau de l’écoute des gens à qui on a envie de parler. On ne dit pas que tout le monde doit faire ça, on dit juste que c’est notre mission. Notre rôle, c’est de reconstruire un narratif et une compréhension du monde basée sur des valeurs de solidarité, de démocratie anti-raciste, féministe et sociale. 

Parmi les différents formats de vidéos qui composent votre webTV, vous réalisez également des directs ? Pourquoi se risquer à un tel format plutôt que de rester sur quelque chose de plus rassurant, sur la maitrise dun montage et d’une diffusion à postériori ? 

C’est un des seuls formats qui permet justement l’interaction avec les publics. Le direct a plusieurs avantages : on vit une expérience commune au même moment avec le public et le public peut participer directement à l’évolution de ce qu’on est occupé à vivre en direct en posant des questions ou parfois même en venant intervenir. Pour nous, c’est une vraie plus-value.

Un autre avantage, au-delà de l’aspect du lien avec public, c’est qu’on peut prendre le temps. Quand on est sur une vidéo face caméra, une vidéo d’investigation, on est toujours dans des timings, dans un nombre de phrases, ça doit être rythmé, etc. Tandis que sur un direct, certes il doit y avoir une certaine dynamique, mais on peut laisser du temps aux intervenants et intervenantes pour approfondir les choses. Ça laisse aussi une certaine spontanéité à l’animateur ou à l’animatrice de rebondir ou de se placer à la position d’une personne qui ne connait pas le sujet et qui pourrait poser une question comme tout un chacun-chacune dans son salon, qui discuterait avec quelqu’un qui a une expertise.

C’est un format qu’on aime bien et qu’on à part ailleurs pas mal développé l’année dernière pendant le confinement. C’était plus compliqué pour nous d’aller tourner des vidéos à l’extérieur, d’aller chercher des intervenants, etc. Pendant le premier confinement qui était très stricte , tout était fait à distance et pas en studio, en mode streamer depuis un ordinateur où on faisait intervenir les gens par skype. On proposait une autre manière de parler du confinement avec des personnes, des personnages, des experts et des expertes, des vécus qui n’étaient pas forcément visibles ailleurs. On ne parlait pas forcément de la covid ou de la gestion de la crise mais plutôt de tous les impacts autour. C’était un peu notre émission de divertissement à nous…

Vous avez acquis une certaine reconnaissance, comme par exemple en recevant le prix Belfius. Vous êtes également en contact avec le cabinet de la Ministre de la Culture. Que pensezvous que votre webTV puisse apporter? 

Nous avons eu l’occasion de rencontrer la cellule média du cabinet de la Ministre et j’imagine qu’une des raisons pour lesquelles j’ai également intégré le Conseil de l’éducation permanente, c’est pour amener cette vision ou cette expérience en évolution sur « qu’est-ce que l’éducation permanente à l’époque du digital ? » Pour le moment, je pense que la plus-value qu’on peut avoir c’est qu’il n’y a pas beaucoup d’acteurs en Belgique francophone qui développent une vision prospective de comment doit évoluer l’éducation permanente à l’ère des réseaux sociaux et à l’ère du numérique? à l’ère de la covid ,il y a eu de moins en moins, voire pendant toute une année, d’ateliers sur le terrain. Comment est-ce qu’on s’adapte à cette situation de manière générale ? On risque à un moment d’avoir beaucoup de retard et d’être largement dépassé par tous les médias qui prennent beaucoup d’ampleur. 

Il faut toujours voir ce qui se passe aux États-Unis pour voir ce qui peut arriver chez nous. Il y a des médias aux États-Unis qui se disent alternatifs, qui sont très puissants et qui coupent véritablement une part de la société, coupée des médias traditionnels, du reste de la société.  La conséquence c’est une polarisation croissante de la société. C’est-à-dire des publics qui ne savent plus communiquer ni débattre ensemble. Non pas uniquement parce qu’ils n’ont pas les mêmes valeurs mais parce que leur représentation du monde et leur cadre épistémique pour penser le monde est inconciliable. Quand je parle de « cadre épistémique » c’est toutes les bases communes pour une discussion : ce qui est vrai et faux, le rapport au consensus scientifique, le rapport aux manipulations de l’esprit (les fameux cognitifs) etc. 

A partir du moment, où on a des gens qui vivent (dans leurs esprits) dans des mondes complétements différents et que le dialogue est impossible, alors c’est le débat démocratique et la démocratie qui est en danger.  

Découvrez « Tout va bien » sur leur site

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