Les deux visages belges qui se cachent derrière le jumelage

Régulation | Régulation

Entretien avec Paul-Eric Mosseray et Jean-François Furnémont

Jean-François Furnmémont et Paul-Eric Mosseray ont été tour à tour Conseiller Résident du jumelage et Chef de projet du jumelage. Ensemble, ils ont formé le duo de départ du projet de jumelage, depuis sa conception, jusqu’à la clôture. On fait le point avec eux sur deux années d’expérience intense…


Jean-François Furnémont

Dans le cadre du volet « prospective », la HAICA s’est donnée comme objectif d’élaborer un plan de développement et de positionnement stratégique de sorte que l’institution puisse formaliser une vision de son mandat et de ses missions à moyen terme en se basant sur ce qu’elle a déjà accompli en cinq ans d’existence. 

Tu as arboré plusieurs casquettes sur ce projet de Jumelage, tour à tour Conseiller Résident au Jumelage (CRJ) à Tunis, puis chef de projet de retour à Bruxelles et enfin responsable de la bonne marche du volet prospective et stratégie au sein de la HAICA.  

Peux-tu revenir sur ces différentes fonctions, en quoi elles ont consisté, que veut dire être CRJ, quels en ont été les enjeux ? 

J.-F. F. : J’ai eu le plaisir d’avoir eu plusieurs casquettes pendant ce Jumelage. Et notamment les deux principales qui sont les chevilles ouvrières d’un projet comme celui-ci, Conseiller Résident de Jumelage (CRJ) basé à Tunis, dans les locaux de la HAICA, puis Chef de projet basé en Belgique. Ces deux fonctions illustrent bien la manière dont fonctionne un tel projet et l’importance d’impliquer dans un état d’esprit commun les deux parties au Jumelage.  

Un jumelage n’est pas une démarche de coopération comme les autres. Il s’agit d’un projet conséquent qui se déroule sur 2 ou 3 ans comme outil de renforcement des capacités des institutions bénéficiaires et qui engage fortement une bonne partie des équipes de chaque institution partenaire. Un tel projet a pour ambition de changer fondamentalement la gouvernance et l’expertise de l’institution bénéficiaire, qui doit être autonome dans son fonctionnement, sur les volets qu’elle a choisis, à la fin de celui-ci. 

Le jumelage requiert la présence d’un.e CRJ à temps plein sur place – qui réside pendant la durée du projet dans le pays bénéficiaire et devient en quelque sorte un membre du personnel de cette institution où elle va travailler tous les jours. L’importance de la présence de cette personne va au-delà de la gestion du projet et de l’administratif, c’est aussi elle qui va faire le lien permanent entre les deux institutions, assurer un suivi quotidien du programme de travail et son adaptation à la vie changeante de l’institution bénéficiaire, contribuer à créer un climat de confiance indispensable au bon fonctionnement du projet et veiller à ce que le Jumelage fasse partie intégrante et harmonieuse de la vie de l’institution bénéficiaire pendant la durée du projet. 

Nous avons échangé à mi-parcours nos rôles avec le Chef de projet, Paul-Éric Mosseray, qui vient en miroir du CRJ auprès de l’institution européenne et qui va coordonner à Bruxelles toute l’expertise que le CSA a décidé de mettre à disposition de la HAICA sur la durée du projet. Il doit s’assurer que les bons sujets soient traités par les bonnes personnes au bon moment. Il fait en sorte que les personnes qui partent en mission soient préparées dans les conditions optimales pour venir délivrer le transfert d’expertise sur place à Tunis. L’un et l’autre rôle doivent être complémentaires, ce que je pense nous avons réussi à faire avec Paul-Eric. Le CRJ, quant à lui, œuvre à éviter de mener un projet qui serait “hors-sol” face aux besoins de l’institution bénéficiaire, de ce qui est attendu sur le fond, la forme, les objectifs ou le timing. Ce sont les deux jambes sur lesquelles marche le Jumelage pendant deux ans.  

Les 5 volets que ce Jumelage a traités ne sont pas choisis par le CSA mais sont naturellement les priorités identifiées par la HAICA et validées par l’Union Européenne, qui est le bailleur du Jumelage. L’un d’eux (V1) concernait l’élaboration d’un plan de développement et de positionnement stratégique par la HAICA. Après sa création en 2013 et 5 ans d’activités, la HAICA a souvent fonctionné « la tête dans le guidon », davantage dans la réaction par rapport à ce qui se passe dans le paysage audiovisuel tunisien qu’en réfléchissant à l’avenir de ce paysage. Ici, nous avons essayé d’évaluer le travail accompli, d’en tirer des leçons, et sur ces bases, de tenter de se projeter 5 ans plus loin : quels sont les objectifs et besoins structurels de la HAICA, quels sont les enjeux et les grands thèmes stratégiques sur lesquels elle doit travailler pour arriver à un paysage soutenable, stabilisé et aussi apaisé que possible dans un pays qui a connu une révolution quelques années auparavant ? La feuille de route qui en a découlé vient d’ailleurs d’être adoptée par le Conseil de la HAICA en septembre. 

Quels ont été les enjeux de la séquence électorale d’octobre 2019 pour lHAICA ? 

La Révolution de 2011 a permis une libération de la parole qui ne s’est pas faite qu’en rue, mais aussi au sein du paysage médiatique, qui a fortement changé, avec la création de nombreuses nouvelles radios et TV. La diversité de l’offre qui existe aujourd’hui en Tunisie n’existe pas dans les pays voisins. Mais, dans un paysage encore dominé par la diffusion hertzienne analogique, il n’y a malheureusement pas la place pour tout le monde. Cela reste difficile à intégrer pour certains acteurs et une incompréhension sur la nécessité de réguler le paysage audiovisuel demeure : pourquoi a-t-on encore besoin d’une licence si la Révolution a été faite pour libérer la parole ?  

Par ailleurs, il reste difficile de faire comprendre parfois que la libération de la parole ne permet pas de tout dire et que si la liberté d’expression est un droit, elle s’accompagne aussi de devoirs. Le paysage audiovisuel doit être régulé en accompagnant la libération de la parole, tout en veillant à ne pas de la censurer. C’est un équilibre difficile à trouver dans une démocratie en construction. On ne peut permettre de dire tout et n’importe quoi – je pense ici aux propos incitant à la haine ou à la discrimination, qui sont un vrai problème en Tunisie.  

Il y a par ailleurs, sur le marché, des acteurs illégaux qui posent un problème juridique qui n’est pas entièrement aux mains de la HAICA. Celle-ci fonctionne toujours selon le cadre juridique élaboré dans la période révolutionnaire en 2011 et on voit bien qu’à présent ce cadre est dépassé par les technologies et par les usages. En outre, des liens étroits persistent entre des acteurs politiques et du monde médiatique, qui ne facilitent pas l’application cohérente de ce cadre juridique par tous les acteurs publics concernés. 

Les élections d’octobre étaient prévues, nous nous sommes adapté.e.s, c’est une des forces de ce genre de projet qui fonctionne sur la durée. Toutes les équipes se sont mobilisées pendant quelques mois et ont contribué à ce que le traitement médiatique des élections soit mené dans des conditions aussi optimales que possible en fonction du contexte local et des difficultés que j’ai mentionnées. Cette séquence électorale, ainsi que les précédentes en 2018 et en 2014, a été intéressante car elle témoigne d’un plus grand degré d’expérience de la HAICA et du caractère indispensable de cette institution dans le processus de renforcement de la démocratie en général et d’intégrité du processus électoral en particulier. Le monitoring de la couverture médiatique de la campagne électorale n’était pas un sujet du Jumelage, la HAICA bénéficie déjà du soutien de beaucoup d’autres institutions pour ce type de processus, toutefois cela a participé au renforcement de sa crédibilité, de sa légitimité, de sa visibilité et de son professionnalisme en tant qu’autorité administrative indépendante, aux côtés des autres volets du Jumelage. 

Quels enjeux pour la HAICA à présent ? 

Le secteur des médias audiovisuels est très changeant et on évalue en permanence ce que serait la réponse la plus appropriée en termes de régulation de celui-ci. Le Jumelage n’est pas du tout un instrument figé et a évolué tous les jours en fonction des besoins de la HAICA et des changements du secteur. Ça a été le cas par exemple quand nous avons décidé d’insérer le rayonnement international de l’instance comme priorité stratégique dans le cadre de la nomination de la HAICA à la présidence du REFRAM en septembre 2019. De la même manière pour les ateliers sur le contrôle du contrat d’objectifs et de moyens du radiodiffuseur public, signé avec le gouvernement en cours de Jumelage. 

La HAICA est parfaitement consciente que la régulation ne se pratique pas en isolation. Le secteur audiovisuel s’est internationalisé. Il faut parler avec d’autres instances, l’expertise est souvent disponible chez d’autres, et c’est notamment l’objet de réseaux de régulateurs comme le REFRAM. 

Il est dommage que le Jumelage se termine dans ces conditions, à distance. C’est un peu l’antithèse du projet qui était avant tout une aventure humaine : une personne de Belgique qui déménage pour s’installer en Tunisie et établir la confiance. La fin devra s’opérer autrement. Le Jumelage restera une aventure positive pour tout le monde, nous avons évolué dans un esprit constructif avec la volonté d’être tou.te.s les plus efficaces et flexibles possible. Si l’opportunité se présentait, je crois que tout le monde serait partant pour un Jumelage n°2 ! 


Paul-Eric Mosseray

De quelle manière as-tu abordé ce rôle du Chef de projet ?  Et qu’a impliqué ensuite ce changement de fonction en cours de projet ?   

Après la conception partagée de notre proposition de coopération, j’ai vécu l’exercice de ces différentes fonctions comme un continuum assez naturel. Comme Chef de projet, vous devez d’abord installer l’esprit du Jumelage dans l’organisation, pour mobiliser nos ressources et parfois vaincre quelques frilosités. Ensuite, après les premiers diagnostics et les attentes actualisées de nos partenaires tunisiens, il faut avec les collègues trouver les bons outils, les bons angles d’approche pour finalement proposer des solutions aux questions qui se posent dans le contexte tunisien. Enfin, tout à fait concrètement, il faut veiller à ce que le contexte de mission soit le mieux organisé. Dès le départ, un noyau de collègues a accepté de prendre la responsabilité de chaque volet, et mois après mois, ce noyau s’est étoffé pour devenir une véritable équipe du Jumelage. Et j’ai ressenti cet esprit d’équipe comme le meilleur carburant pour porter ce projet ensemble et avec lequel tout devenait possible. Car le projet a représenté un investissement important pour le CSA tout comme pour la HAICA. En termes de potentiel humain, près de la moitié de l’équipe du CSA s’est engagée dans les différentes activités, au gré des besoins et de leurs évolutions. 

A mi-chemin, nous avons troqué nos fonctions avec Jean-François Furnémont qui était jusque-là « Conseiller résident de Jumelage » (CRJ), j’ai quant à moi repris ce rôle jusqu’à la fin. 

Le CRJ est alors appelé à s’immerger dans un nouvel environnement composé à la fois de réalités différentes et de processus de travail différents, en partageant la vie de tous les jours des équipes de la HAICA. Et c’est son rôle principal : saisir au plus près les attentes de l’organisation, mettre de l’huile dans les rouages pour synchroniser au mieux le programme quotidien des services de la HAICA avec les activités proposées par le CSA. C’est aussi faire preuve de créativité dans la méthode. Par exemple, chaque fois que c’était possible, nous avons privilégié la formule d’ateliers interactifs aux formations classiques, et l’organisation d’exercices pratiques pour confronter des expertises du CSA aux réalités de l’organisation médiatique ou aux contenus des programmes tunisiens.  

Justement à ce sujet : tu as également exercé la fonction de responsable du volet Monitoring et contrôle – qui est le plus conséquent et semble avoir impliqué le plus gros du personnel de la HAICA : quels étaient les enjeux en arrivant, comment s’est passé la collaboration avec tes collègues de la HAICA ? 

Ce volet était effectivement conséquent, car on est au cœur du travail quotidien du régulateur. Nous avons abordé une large palette de thèmes - communication commerciale, protection des mineurs, missions de service public -. Et une large palette de méthodes – instruction des infractions, contrôle périodique, aide à la décision.  Ici, dans un grand nombre d’ateliers, réunissant des équipes variées (moniteurs, juriste, rapporteur, membres du Conseil), on a partagé les expériences entre praticiens de la régulation, et l’expertise du CSA capitalisée sur plusieurs dizaines d’années. Et là, autant le Président de la HAICA que les équipes avaient une grande motivation pour mettre en pratique les propositions méthodologiques. C’est une grande source de satisfaction partagée. Car au final, nous avons obtenu des résultats concrets, qui vont au-delà du cahier des charge du Jumelage. En ce qui concerne la supervision du nouveau contrat de mission de l’ETT, nous avons « fait équipe », puisque j’étais sur place au quotidien. 

Un tel projet de jumelage est-il suffisamment « élastique » pour rencontrer les réalités du terrain et remplir sa mission auprès du bénéficiaire ? Je pense ici à l’ajout de certains ateliers qui n’étaient pas prévus à l’origine – Université d’été, contrôle des contrats d’objectif et de moyens des médias, ou à l’adaptation à une pandémie mondiale. 

Le jumelage est un outil de coopération a priori assez strict, où nous avons pu trouver des marges de flexibilité. Dans une relation de confiance qui s’est installée dans la durée, chacun y a mis du sien pour trouver les meilleures solutions et adapter le programme et l’organisation à un contexte mouvant, autant politique – avec les scrutins électoraux anticipés – qu’audiovisuel  – avec des remous importants au plan des reformes en gestation. Et bien entendu, la crise sanitaire ne nous a pas épargnés : du jour au lendemain, tout a été bouleversé. Mais tout le monde s’est aussi progressivement adapté pour poursuivre le travail à distance.   

Quel regard portes-tu sur le Jumelage après deux années de travail et en retires-tu quelque-chose sur le plan professionnel (ou personnel d’ailleurs) ? 

Je pense qu’un projet comme celui-ci est une source d’inspiration pour tous. Pour les collègues tunisiens, il y avait un réel appétit de partager nos expériences, et d’en acquérir de nouvelles. Pour l’équipe du CSA, c’était une réelle opportunité de confronter son expérience à la réalité d’un paysage politique et audiovisuel en ébullition, et à un système de régulation en construction, engagé au quotidien dans la lutte pour la liberté d’information et la stabilisation des médias indépendants et démocratiques.  

Pour moi, comme pour l’équipe du CSA je crois, tout cela a questionné nos pratiques et donné du sens à notre action. Deux années d’échanges professionnels, culturels et bien sûr humains, c’est une véritable tranche de vie entre des équipes, des femmes et des hommes qui – on peut le dire – se sont trouvés engagés dans un projet commun! 

   Send article as PDF