« C’est le moment ou jamais pour les médias de (re)conquérir un nouveau public »

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Auparavant Conseillère Etudes et Recherches pour le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) en 2012 et 2013, Halima El Haddadi est aujourd’hui coordinatrice « diversité » à l’Association des Journalistes Professionnels (AJP). Dans cet entretien, elle nous parle d’Expertalia, un outil destiné à promouvoir la diversité dans les médias.

Expertalia, c’est un répertoire d’expert.e.s issu.e.s de la diversité d’origine dont la vocation est double. Cette base de données est tout d’abord destinée aux journalistes qui souhaitent diversifier leur source d’information, mais elle est également à destination des expert.e.s, afin de leur donner une visibilité dans le paysage médiatique.

Qu’est-ce qui a poussé l’AJP à créer ce projet ? A partir de quelles constatations est née la base de données Expertalia ?

Ce projet a abouti suite à plusieurs constatations faites sur un certain nombre d’années. Avant 2010, il n’y avait jamais eu en Belgique francophone d’évaluation chiffrée de la représentation de l’égalité et de la diversité dans les médias, comme par exemple les baromètres que l’on réalise maintenant.

En 2010, pour la première fois, la Belgique francophone a participé au Global Media Monitoring Project (GMMP). Il s’agit d’une étude mondiale à laquelle une centaine de pays participent une fois tous les cinq ans. Leur objectif est de voir comment les femmes sont représentées dans les médias à travers le monde, dans les contenus ou en tant que journalistes. Grâce à cette étude, on a pu pour la première fois poser des chiffres sur la représentation des femmes dans les médias et faire le constat d’un vrai déficit de leur représentation ainsi que des rôles peu valorisants dans lesquels elles sont représentées.

Ça a été le point de départ d’une véritable impulsion sur la nécessité d’évaluer la diversité dans nos médias. S’en est suivi le Baromètre du CSA et une étude égalité-diversité en presse quotidienne de l’AJP dans lesquels on retrouve exactement les mêmes déficits : la sous-représentation des femmes et des personnes issues de la diversité d’origine. Ces études relèvent également d’autres problèmes récurrents : tout d’abord, les stéréotypes auxquels sont souvent exposées ces personnes, et ensuite, les « cases » dans lesquelles elles se retrouvent : elles sont en effet souvent représentées comme des intervenants passifs, pas vraiment acteurs de la société.

Comment expliquer cette invisibilisation des expertes femmes dans les médias ?

Ce que l’on entend souvent de la part des journalistes, c’est qu’ils.elles manquent de temps pour trouver des femmes spécialistes dans certains domaines. Du coup, les journalistes se tournent souvent vers le même carnet d’adresses qui se retrouve ensuite dans les contenus qu’ils.elles produisent.

Ça fait désormais un an que l’outil Expertalia est utilisé. Est-ce que ce projet fonctionne ? Est-il assez relayé ?

Il faut savoir qu’un an de test pour un outil c’est très court, non seulement pour le faire connaître mais aussi pour en voir l’impact dans les contenus. Aujourd’hui, 400 expert.e.s sont inscrit.e.s sur Expertalia et 250 journalistes sont inscrit.e.s. pour l’utiliser. On a besoin de moins en moins d’aller chercher les gens et le bouche-à-oreille commence à fonctionner !

On remarque cependant que dès qu’on arrête de publier ces chiffres, il y a une perte de conscience chez les médias de ces problèmes de représentation. Je pense que c’est le moment ou jamais de mettre ces questions d’égalité et de diversité en avant, de les booster. Les faits qui ont marqué l’actualité Weinstein, le mouvement #metoo et #balancetonporc ont permis une prise de conscience de l’importance de représenter les femmes dans les médias. Cette prise de conscience fait son chemin dans les rédactions et je pense vraiment qu’il faut battre le fer tant qu’il est chaud. Tout ce mouvement a vraiment mis sur la table que ce n’était pas simplement des impressions mais une question centrale.

Après une année de test, est-ce qu’on voit déjà les choses changer ?

La première évaluation aura lieu dans le courant de l’année 2018. L’objectif de cette évaluation, c’est avant tout de voir où sont les besoins d’ajustements de l’outil, pour en faire quelque chose de solide. C’est une évaluation qui se fera auprès des deux publics d’Expertalia. D’une part, cette évaluation nous permettra d’examiner auprès des journalistes les manquements d’Expertalia, et de les inciter à l’utiliser. D’autre part, on évaluera l’expérience utilisateur des expert.e.s qui sont inscrit.e.s pour savoir s’ils.elles ont bien été contacté.e.s par des médias et si ça a donné lieu à des interviews.

Comme le CSA, on va aussi faire notre baromètre en presse quotidienne pour voir l’évolution de la place des expert.e.s dans ce média. Mais je pense qu’il faudra encore plusieurs années avant de voir un réel impact. C’est cependant un outil qui est bien lancé et qui, à l’international, est souvent cité comme exemple. L’investissement sur cette thématique qu’on trouve ici, en Belgique francophone, est rarement aussi complet dans d’autres pays. Cela s’explique par le fait que l’impact, l’investissement et la communication dans d’autres pays ne sont pas forcément les mêmes qu’ici. Le CSA et l’AJP ont un lien particulier avec les médias, ce qui nous permet d’avoir un dialogue plus direct avec eux. C’est une communication qui se fait tout le temps !

Est-il difficile pour les expertes de prendre la parole dans les médias ?

La communication médiatique n’est certainement pas quelque chose d’inné ! On peut être calé dans son domaine et avoir peur de prendre la parole ou encore se dire qu’on ne maîtrise pas assez le sujet. Il faut parfois convaincre les femmes de s’inscrire sur Expertalia parce qu’elles ne se sentent souvent pas compétentes et veulent donner la parole à leurs collègues masculins. C’est une des raisons pour lesquelles on propose, en partenariat avec la RTBF, des séances de média coaching. Ces séances ont un succès fou ! Et les retours sont très positifs. C’est une des pistes que nous avons mises en place pour donner envie à ces expertes de parler face à la caméra et pour enlever ce côté presque « sacré » du média.

Certains médias, comme la BBC, utilisent aussi la diversité comme une opportunité pour leur business. Est-ce que la question de la diversité peut également être vue comme une opportunité dans nos médias ?

Bien sûr ! C’est une question centrale d’un point de vue économique aussi. Jusqu’à présent, les médias n’avaient pas encore réalisé l’importance de prendre en compte ces questions-là. C’est le moment ou jamais pour eux de conquérir ou reconquérir un nouveau public et je pense qu’il ne faut pas louper le coche. Les médias commencent seulement à comprendre l’enjeu économique derrière ces représentations.

Comment changer les pratiques journalistiques ? Est-ce qu’il y a d’autres pistes à creuser ?

Je pense que cette notion de représentation dans les médias devrait être intégrée systématiquement au niveau académique, dès le début du cursus journalistique car une fois qu’on a commencé dans la profession et que les pratiques sont là, c’est déjà « trop tard », ou, en tous cas, ça devient plus difficile d’agir. Ça doit faire partie, au même titre que la déontologie, d’un critère qui doit entrer en compte dans les critères « de base » journalistiques.

Si tu avais carte blanche, qu’est-ce que tu ferais pour changer les pratiques et insérer plus de diversité et d’égalité ?

Je rencontrerais chaque éditeur pour discuter de leurs résultats dans les études et baromètres réalisés et je leur proposerais de fixer des objectifs propres à chaque média et non contraignants, parce que le but n’est évidemment pas d’avoir la main sur leur indépendance éditoriale. L’idée serait d’atteindre ces objectifs par média en fonction du déficit de diversité et de réfléchir à la manière de faire évoluer tous ces paramètres sur x temps.

Mais il faut qu’en face, il y ait une réelle envie de s’impliquer sur la question. L’impulsion doit aussi venir du dessus, de la hiérarchie et pas seulement des journalistes.

Entrez dans le dossier « les médias vous ressemblent-ils ? »

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