Cordon sanitaire : un dispositif visant l’extrême droite

CrispCrisp

Dans le cadre du nouveau « règlement élections », l’une des obligations qui incombe aux éditeurs belges francophones est de respecter le « cordon sanitaire médiatique ». Cette thématique a resurgi dans l’actualité et fait l’objet d’un débat en vue des élections communales et provinciales d’octobre 2018 : que recouvre cette appellation et quels partis sont concernés ? Plusieurs voix politiques ont récemment appelé à y inclure le PTB. D’autres estiment que ce dispositif contrevient à la liberté d’expression. Il nous semblait opportun de revenir à la source du cordon sanitaire pour mieux comprendre l’enjeu qu’il représente pour les médias et les citoyens. Vaïa Demertzis est chargée de recherche au CRISP et connaît bien l’histoire du cordon sanitaire. Depuis ses origines politiques jusqu’à son élargissement aux médias en passant par ses nombreuses remises en cause, elle revient sur sa fonction première : éviter que les partis d’extrême droite arrivent au pouvoir.

 

D’où vient le cordon sanitaire médiatique ?

 

Le cordon sanitaire médiatique est avant tout un dispositif à destination des médias francophones, mais qui s’appuie à l’origine sur un cordon sanitaire politique, établi entre les partis politiques démocratiques en Belgique. C’est une particularité qui n’a pas d’équivalent connu dans les pays voisins. Il existe ailleurs de nombreuses lois pour condamner les propos liberticides, mais il est rare de mettre en place des leviers qui empêchent la diffusion de ce type de discours en amont.

Pour mieux comprendre, il faut sortir du cadre de la Communauté française et se plonger dans le contexte politique flamand de 1992. À l’époque, le Vlaams Blok (ancien nom du Vlaams Belang) vient de réaliser une percée historique lors des élections législatives de novembre 1991 (c’est le fameux « dimanche noir ») et menace de franchir les portes du pouvoir. Le monde politique flamand réagit par un « accord » entre partis démocratiques traditionnels flamands par lequel ces derniers s’engagent à exclure toute coalition avec le Vlaams Blok, dont le programme en septante points est jugé contraire à la Convention européenne des droits de l’homme. A ce stade, les médias ne sont pas encore concernés par cet accord, mais le principe de base du cordon sanitaire est écrit durant cette période : il vise à empêcher un parti d’extrême droite, empêcher un parti qui ne respecte pas les droits fondamentaux, à accéder à l’exercice du pouvoir (à quelque niveau que ce soit). Ce n’est que dans un deuxième temps que le cordon sanitaire gagne le champ politique francophone où les partis démocratiques francophones s’engagent à maintenir l’extrême droite dans l’opposition et à ne pas l’utiliser contre leurs adversaires politiques. Et c’est dans ce cadre francophone seulement qu’il se double d’un cordon sanitaire médiatique.

 

Si le principe du cordon sanitaire politique est d’empêcher les coalitions avec les partis d’extrême droite, comment se décline-t-il auprès des médias ?

 

Les médias représentent un levier de visibilité important, voire indispensable, pour les partis politiques. L’objectif du cordon sanitaire médiatique est d’en limiter l’accès des partis ou représentant.e.s politiques d’extrême droite. Dans la foulée de l’accord politique signé entre partis démocratiques flamands, d’une part, et francophones d’autre part, on a connu une véritable mobilisation du secteur associatif et syndical contre l’extrême droite, qui a appliqué la tolérance zéro. Le cordon sanitaire a donc plusieurs formes, c’est à la fois un engagement politique, un engagement syndical et associatif et un dispositif médiatique dans le contexte francophone.

Le cordon médiatique consiste à empêcher que les partis ou représentant.e.s d’extrême droite puissent disposer d’un temps de parole libre en direct, ce qui les exclut d’office des émissions de plateaux ou de débat en direct. Les journalistes ont en revanche le droit – et y sont même invités – de « parler » de l’extrême droite et de leur programme en les mettant en perspective. Dans ce cadre, reproduire des propos de représentant.e.s d’extrême droite recueillis en interview est possible, mais en les insérant dans un article cadrant ces propos.

 

Il est tout de même curieux que le cordon médiatique ne soit appliqué que par les médias de la Communauté française alors qu’à l’origine, le cordon sanitaire politique prend sa source en Flandre. Comment expliquer cette réalité ?

 

Par la différence du paysage politique entre les deux Communautés, flamande et française. C’est en Flandre que l’extrême droite a connu un dimanche noir en 1991 alors que l’extrême droite francophone, dispersée et surtout fragmentée, n’a pas réussi à se constituer en force politique aussi puissante. Les partis démocratiques francophones ne doivent pas affronter les mêmes enjeux que les partis flamands qui ont face à eux un parti d’extrême droite qui est peut-être en perte de vitesse, mais qui demeure un acteur politique important en Flandre. Et puis, l’extrême droite flamande s’est fortement appuyée sur la revendication d’un nationalisme flamand. Le Vlaams Belang est alors parfois présenté comme un parti nationaliste flamand « comme un autre » qu’il serait malvenu d’empêcher de s’exprimer. L’idée est alors que le débat politique suffirait à empêcher toute montée de l’extrême droite. A l’inverse, en Communauté française, face à une extrême droite morcelée et relativement faible, un cordon sanitaire médiatique a pu être mis en place. Le cordon médiatique, tout comme le cordon politique, a une fonction « préventive » avant tout.

 

Autrement dit, le cordon sanitaire est plutôt à géométrie variable ?

 

En quelque sorte. En Flandre, l’accord de 1992 ne concerne qu’un cordon sanitaire politique, c’est-à-dire empêcher un parti d’extrême droite d’accéder au pouvoir en s’engageant à l’exclure des coalitions politiques. Mais il a depuis lors connu de nombreuses ruptures et critiques. A de nombreuses reprises, le cordon sanitaire politique a été élastique en Flandre, notamment en 2013 à Denderleeuw, lorsque le CD&V et la N-VA ont eu recours aux voix des conseilleurs communaux du Vlaams Belang pour asseoir leur nouvelle majorité communale. En Communauté française, le cordon sanitaire est à la fois politique et médiatique. Il paraît effectivement plus facile d’appliquer le cordon sanitaire médiatique lorsque l’extrême droite y est morcelée et qu’elle ne constitue pas un parti dépassant largement le seuil électoral des 5% et prétendant au débat public. Le cordon sanitaire médiatique participe à cette faible présence, même si plusieurs autres facteurs expliquent cette faiblesse de l’extrême droite en Belgique francophone, dont le fort engagement associatif et syndical à travers de nombreuses campagnes publiques contre l’extrême droite.

 

Pourquoi se cantonner seulement à l’extrême droite ? Certains ont appelé à élargir ce dispositif à d’autres partis…

 

Le cordon sanitaire s’est clairement constitué comme un front démocratique contre les idées de l’extrême droite. Sa base historique, c’est le refus d’un programme politique contraire aux droits de l’homme – celui du Vlaams Blok à l’époque –. Elargir le cordon sanitaire à des partis qualifiés d’extrémistes ou populistes, c’est méconnaître ou vouloir oublier les fondements du cordon sanitaire. Si le cordon sanitaire politique et médiatique se réfère à l’extrême droite, c’est parce que ces partis enfreignent deux principes démocratiques fondamentaux qui sont d’ailleurs condamnables selon la loi Moureaux. D’une part, ils ne respectent pas les structures démocratiques et les droits fondamentaux des citoyen.ne.s. D’autre part, ils considèrent qu’il existe des inégalités fondamentales entre les citoyen.ne.s. De ce point de vue et à ce stade, un parti comme la N-VA, même si elle critique l’immigration, ne considère pas qu’il existe des races et des droits différents entre les individus. On ne peut donc pas la qualifier de parti d’extrême droite.

 

Si le principe du cordon sanitaire est à géométrie variable, ne pourrait-il pas évoluer en intégrant d’autres critères à l’avenir ?

 

Cela impliquerait alors de revoir les bases du cordon sanitaire et de redéfinir sa portée. Or son fondement portait sur la remise en cause des droits fondamentaux. On évoque l’inclusion des partis populistes ou extrémistes. Il faut d’abord s’entendre sur ce que recouvrent ces appellations, même si on voit bien qu’elles visent principalement à inclure un parti classé à la gauche du PS : le PTB. Le populisme, c’est un style, une attitude d’un parti ou d’une personnalité plus qu’un critère permettant de définir l’idéologie d’un parti politique. Et faire reposer le cordon sanitaire sur l’extrémisme repose sur une confusion fondamentale entre les partis relevant de l’extrême droite et ceux appartenant à l’extrême gauche. Sous prétexte que les extrêmes se toucheraient, et surtout parce que les extrêmes font peur, on a eu tendance à mettre les deux dans le même panier. Or il existe une différence de taille entre les deux, c’est le principe d’égalité entre les citoyen.ne.s. Toute la pensée de gauche, en ce compris ses composantes les plus radicales, est établie sur ce principe : tendre vers plus d’égalité. À l’inverse, pour l’extrême droite, la société est foncièrement inégalitaire et les individus, sur un même territoire, ne peuvent donc pas se prévaloir des mêmes droits. Ajoutons que ce qui distingue l’extrême du modéré, c’est justement la méthode, le respect des structures démocratiques et des droits fondamentaux. Il faut donc pouvoir établir que le parti visé ne respecte pas cela dans ses statuts, ses discours, ses prises de position ou revendications.

 

Le CRISP en quelques mots

 

Le Centre de recherche et d’information socio-politiques – CRISP – est un organisme indépendant qui a pour objet l’étude de la décision politique en Belgique et dans le cadre européen. Son objectif est de livrer au public les clés d’explication du fonctionnement du système socio-politique de la Belgique, que ce soit par le biais de formations dans le cadre de l’éducation permanente, de ses interventions dans les médias ou de ses publications. Le CRISP publie en effet les Courriers hebdomadaires (40 numéros par an sur des sujets très variés) et les Dossiers du CRISP, mais également de nombreuses analyses d’éducation permanente disponibles gratuitement en ligne (www.crisp.be).

 

Revenir au dossier « Médias et élections »

Consultez le règlement élections du CSA

Inscrivez-vous à notre newsletter et recevez en primeur les dossiers Régulation 1X par mois

 

   Send article as PDF