Avec Caroline Taillet : coréalisatrice de la Théorie du Y
L’étude « Place et représentation des femmes dans les fictions » du CSA pointe une carence importante relative aux profils de femmes qui sont présentées dans les productions belges. 94,44% des femmes étudiées sont perçues comme « blanche, valide, de classe sociale moyenne / moyenne supérieure et … hétérosexuelles ». Sur les 8 fictions belges diffusées en 2016, aucune des femmes n’est lesbienne, bisexuelle, ou transgenre. Hasard de scénario ? Choix éditorial ? Absence de propositions du côté des créateur.trice.s ? Les questions peuvent à tout le moins être posées dès lors que l’on sait que 10 à 20% de la population est LGBTQI[1]. Si les femmes sont bien représentées dans les fictions belges, on note une absence importante voire totale des femmes dans leur diversité. Oui, sauf que, une année plus tard, plusieurs séries de la RTBF semblent renverser la tendance. Parmi elles, on retrouve la Théorie du Y, une série 100% contre-stéréotypée dont le scénario tourne autour des questions de la bisexualité. Le bilan après 7 mois de diffusion est sans contraste. La websérie a trouvé son audience !
+ de 1 million de vues
En 2016, la théorie du Y a été sélectionnée par le fonds « Webcréation » de l’éditeur public pour une diffusion exclusive sur le web. Depuis fin avril 2017, la première saison de la série de 11 épisodes est diffusée sur la plateforme Auvio, mais aussi sur YouTube. Bilan après 7 mois : plus d’un million de vue sur l’ensemble des épisodes. Carton plein donc pour ce premier opus qui a créé la surprise, y compris pour les réalisateur.trice.s Caroline Taillet et Martin Landmeters. Invitée par notre rédaction, Caroline Taillet s’étonne que ce projet initialement conçu pour sensibiliser les publics sur la thématique de la bisexualité, ait pu atteindre une large audience.
Après quelques semaines de diffusion, des fans se sont mis à traduire la série dans d’autres langues, preuve que le pitch de la Théorie du Y est capable de dépasser notre frontière linguistique. « Pour la première fois, la RTBF a ouvert l’une de ses webcréations sur Youtube et Facebook. Ils se sont rendu compte que ça amenait aussi du trafic sur leur plateforme Auvio. Le nombre de vue sur nos épisodes s’explique aussi par cette ouverture qui nous permet de toucher un public plus large ».
À la base, il y a des femmes, derrière l’écran et dans les couloirs de la production
Autre constat de l’étude du CSA, si les femmes sont largement présentes dans les formations qui les destinent à occuper des postes de réalisatrices-productrices, elles sont presque inexistantes derrière la caméra. Sur l’ensemble du corpus étudié par le CSA, on ne compte que 23,81% de femmes réalisatrices pour 94,20% d’épisodes de séries réalisés par des hommes. À la Webcréation, c’est une cellule de trois personnes dont deux femmes, et une à la direction. Il me semble clair que cette composition a dû aider pour choisir notre candidature. En ce qui me concerne moi, je suis une femme et c’est parce que j’avais envie de parler des femmes bisexuelles et de déconstruire les stéréotypes autour que mon projet est né ».
Pas de stratégie commerciale en amont donc ou de mise en place d’un projet sur-mesure pour sensibiliser les publics, simplement une belle idée mise sur la table de la RTBF. À ma connaissance, un des seuls exemples de série qui a pour héroïne un personnage bisexuel est Orange is the New black et encore, sans quasiment jamais parler de bisexualité de front. Je pense que, s’il a fallu attendre aussi longtemps pour que l’on aborde cette thématique chez nous, c’est parce qu’il n’y a pas eu de proposition de créateur.trice.s dans le passé. Vous ne placez que des hommes blancs derrière la caméra, ils vont d’abord avoir envie de parler d’eux. Notre projet a été accueilli sans problème à la RTBF, malgré la thématique qui pourrait être jugée sensible. Ils l’ont jugé audacieux et efficace pour rencontrer un public plus jeune. Ils nous ont même poussés à l’audace là où nous pensions devoir freiner. Clairement, la RTBF est mûre pour pousser des projets ciblés et soulever certaines thématiques de manière assumée.
From local to glocal : quand la diversité doit arrondir les angles
La diversité ne crève pas l’écran de la Fédération Wallonie-Bruxelles, mais un vent nouveau pourrait souffler prochainement. Parler de diversité est de moins en moins perçu par les éditeurs comme une « obligation » destinée à sensibiliser les publics et donc, peu rentable. Au contraire, si le format et le thème de la Théorie du Y semble atterrir chez nous, certains services étrangers ont fait de la diversité un véritable objet commercial. Du côté du service public britannique, la BBC finance désormais un Creative Diversity Network destiné à orienter les futures productions en intégrant la diversité, notamment de genre, d’origine et de handicap. Toujours en Grande Bretagne, la diversité est au cœur de la stratégie commerciale de la chaîne privée Channel 4 qui fonctionne sur une charte abordant la diversité à 360°. La chaîne TV Vice Land, fraîchement disponible en Belgique, propose des reportages très ciblés et communautaires qui dépassent largement les audiences de quelques niches. Le secret de ces stratégies nouvelles, faire du local un instrument global pour que le produit fini soit « glocal ». Prendre une thématique ciblée et la tailler ensuite sur mesure pour l’exportation ? Serait-ce donc la clé pour que les éditeurs parlent enfin de diversité ? La théorie du Y répond-elle à cette stratégie ?
Le projet de départ de la Théorie du Y a été pensé pour toucher un public élargi et pas seulement les personnes concernées par la thématique. Le fait de parler de la bisexualité des femmes est à mon sens plus facile à faire passer que la bisexualité des hommes. Je dirais que la pilule passe mieux pour la société. Le fait de faire évoluer doucement les personnages est aussi important. Enfin, les personnages doivent aussi vivre les mêmes préoccupations que le public plus large que l’on cible de manière à ce qu’il puisse s’identifier. Anna, le personnage principal de la Théorie du Y, est une jeune femme qui apprend, progressivement, à s’écouter. Elle se cherche comme tous les jeunes et débarque dans le monde du travail. Anna personnage « glocal » ? Le succès de la série semble le confirmer.
Avec la Théorie du Y, la RTBF signe un projet qui vient nuancer le bilan dressé par l’étude du CSA sur la représentation des femmes dans les fictions belges et qui allie diversité et efficacité, chiffres à l’appui. Les projets et séries 2017 annoncent de belles perspectives en matière de diversité à l’écran pour l’éditeur public. Espérons donc que les prochaines « Anna » brassent aussi l’éventail complet de la diversité, depuis le handicap, jusqu’aux origines des personnages.
[1] Lesbienne, gay, bisexuel.le, transgenre, queer, intersexe.
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Concernant l’étude « Place et représentation des femmes dans les fictions »
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