« Il faut éviter l’entre soi devant et derrière la caméra »

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Sarah Sepulchre est professeure à l’UCL. Elle a dirigé l’ouvrage Décoder les séries télévisées (DeBoek) Elle s’intéresse aux héros et héroïnes multiples ainsi qu’aux productions culturelles et médiatiques d’ici et d’ailleurs. Pour Régulation.be, elle s’est penchée sur l’étude du CSA et réagit à la place et la représentation des femmes dans les fictions.

 

Quels résultats vous ont interpellés dans l’étude menée par le CSA ?

De prime abord, je trouve que les constats ne sont pas si mauvais que ça. On vient quand même d’un monde où ne pas voir de femmes ou très peu (en moyenne, une pour 7 personnages) était habituel.

Ici, dans Clem, dans Candice Renoir, Ennemi public, on voit des femmes leadeuses. Avant personne n’osait prendre ce « risque » parce que des recherches avaient montré, à tort bien sûr, que si on mettait des femmes en avant, il n’y avait que le public féminin qui pouvait s’identifier. Et on pensait qu’on risquait alors de perdre le public masculin. Alors qu’à l’inverse, les femmes étaient habituées, elles, à s’intéresser depuis leur enfance à des héros du sexe opposé.

 

Tout n’est pourtant pas si positif. Les stéréotypes tiennent encore le haut du panier ?

On ressent bien qu’on est dans un monde encore binaire. Il y a des hommes et des femmes. Et les stéréotypages, caractérisations des personnages fonctionnent encore avec cette vision du monde. Tout est genré. Et on constate encore souvent que pour faire un personnage de série intéressant, il faut qu’il soit masculinisé. On le ressent fort dans Ennemi Public où on a une héroïne qui ne joue pas du tout sur les traits féminins. C’est pourtant intéressant de pouvoir jouer de sa féminité même dans un rôle de flic. Candice Renoir en est l’exemple. Elle utilise de ses émotions, par exemple, et cela contribue à réhabiliter les émotions (qui n’ont pas bonne presse dans notre société actuelle, il faut mieux pouvoir afficher un masque impassible). Finalement, ce qui est positif c’est que ces deux types de personnages soient visibles au même moment à la TV. Le flux télévisuel permet de proposer des représentations très variées et parfois au sein d’une même série. En effet, on n’a plus un seul héros mais tout un microcosme autour du héros, ce qui élargit la palette des possibles et du pensable pour le téléspectateur. C’est par la diversité que les choses vont s’améliorer.

 

Couple, physique… la pression est toujours bien présente sur les femmes ?

Quoi qu’il arrive on s’attend toujours à ce que Scully tombe amoureuse de Mulder. Pouvoir avoir des personnages où on n’active pas l’élément amoureux serait intéressant. Dans Ennemi public, ils sont arrivés à ne pas en jouer, en tout cas, dans la première saison.

Contrairement aux personnages masculins, la femme est nécessairement vue en couple ou en recherche d’un conjoint. C’est là qu’elle trouve son équilibre. Et le couple est généralement très hétéronormé. Les familles sont composées d’un papa, d’une maman, des enfants. On reste dans les prescrits de la société. En voulant s’adresser au plus grand nombre, on évite de se lancer dans des débats de société.

Une autre chose qui me marque dans les séries, c’est cette injonction au corps parfait qui se poursuit. C’est vraiment problématique. D’autant plus que dans un épisode de Candice Renoir, par exemple, il y a une personne en surpoids et forcément elle est méchante. À quand une femme qui fait du 46 à l’écran, qui a des enfants et qui n’a pas des abdos magnifiques, qui a l’air fatiguée, qui a des rides ? C’est vrai maintenant les héroïnes vieillissent, les rôles existent pour les actrices de 40 ans, mais elles continuent à véhiculer une image tronquée de la réalité du corps féminin. C’est un retour de carcan.

 

L’étude évoque un procédé qui vise particulièrement les femmes, la punition du personnage…

Un personnage de séries doit avoir un conflit intérieur, un problème, sinon ce n’est pas intéressant. C’est un réflexe de construction des protagonistes dans la culture populaire. Et, plus les séries accumulent les saisons plus il arrive aux personnages des aventures extraordinaires. Donc un personnage de série n’est jamais complètement heureux (ou alors c’est provisoire). Cependant, c’est un truc narratif qui s’impose toujours plus aux personnages féminins que masculins. Il y a toujours une punition narrative sur le personnage (Eric Macé ou Geneviève Sellier parle de disqualification). Si l’héroïne est épanouie dans le travail, forcément elle a des problèmes à fonder une famille ou elle divorce, ou un proche est gravement malade… Les femmes doivent souvent être plus exemplaire que les hommes. Par exemple, une femme adultère dans une série est forcément punie.

Ceci étant dit, dans les toutes dernières recherches, on a remarqué que des personnages masculins, tout doucement pouvaient aussi être disqualifier. Par exemple, c’est le cas pour Alain Massart ou Thomas Schneider dans Reporters. Si c’est un truc scénariste incontournable, je peux l’entendre, alors l’important c’est procédé ne porte pas que sur les femmes, sinon ça en devient sexiste.

 

Dans certaines (web)séries, on rit des stéréotypes. L’humour renforce-t-il les stéréotypes ? Comment concilier les deux ?

Faire de l’humour est difficile. L’humour peut soit être libérateur soit renforcer les stéréotypes. Parfois, on sent que l’humour est là pour faire rire jaune et réfléchir, parfois on est face à de l’humour potache où le sexisme joue beaucoup. Dans les webséries, ce n’est pas toujours évident de discerner le message. Comme c’est court et qu’il faut forcément utiliser des stéréotypes pour brosser des personnages, on ne sait pas très bien dans quel registre on se situe. Su Typique, par exemple, on peut se poser la question.

On peut utiliser l’humour dans les webséries mais on est plus dans des formats sketches. On peut y mettre stéréotypes et contre stéréotypes. Mais si on veut que ça marche, il faut que l’humour ait une fonction et serve un propos plus large. Alors, les scénaristes ont une responsabilité et doivent se demander quel message il veulent transmettre.. Ils doivent se rendre compte que l’humour potache ne peut que véhiculer du sexisme.

 

Finalement, les séries peuvent-elles casser les stéréotypes ?

Les séries sont les œuvres audiovisuelles les mieux outillées pour casser les stéréotypes. Parce qu’une série laisse le temps au développement. Parce que la base d’une série ce sont ces personnages et qu’on sait que les téléspectateurs d’une série sont plus exigeants. Cela permet d’avoir des protagonistes caractérisés de manière différente les uns des autres et qui en plus peuvent évoluer sur le long terme. Cela rend le jeu sur le stéréotype possible. Beaucoup de séries le font et le font bien. Notamment, sur les questions de genre, les fictions jouent sur les alliages complexes entre féminin et masculin.

 

On peut dire que la TV a un impact social ?

Les séries sont politiques, quoi qu’elles fassent. Les scénaristes participent, à un moment donné, à la construction des représentations que les sociétés se donnent. Un personnage a énormément d’impact parce que les téléspectateurs s’attachent aux personnages sériels, parce qu’ils s’identifient à eux et parce qu’ils habitent avec nous pendant de longues années. Les séries ont aussi la capacité de mettre à l’agenda des thématiques, notamment les questions de genre. Par ailleurs, en tant que public, on a aussi la possibilité de réfléchir à ce qu’on regarde, pourquoi on aime ou pas une série ou un personnage et ce qu’on en fait ensuite. On sait par exemple que les personnages peuvent être des modèles de comportement. Mais un personnage peut aussi nous faire réfléchir sur nous-mêmes, nous forcer à nous positionner par rapport à une thématique.

Comme le dit Eric Macé (La société et son double, 2006), la TV ne peut être ni totalement progressiste, ni totalement conservatrice. Elle est nécessairement conformiste. En effet, la télévision doit être regardée, il y a une nécessité d’audience. Donc vous ne pouvez pas (trop) choquer. C’est pour cela qu’on a des personnages paradoxaux qui font des petites avancées d’un côté, mais qui restent traditionnels de l’autre. On obient ainsi une TV regardable par une société donnée à un moment donné. Les chaines généralistes peuvent difficilement se permettre de sortir de ce carcan.

 

Quelles sont les pistes de changement ?

Il y en a évidemment beaucoup. La plus importante est d’ouvrir ses équipes de scénaristes, essayer d’avoir des équipes mixtes. Il faut éviter à tout prix l’« entre soi ». Et ça ne vaut pas que pour les femmes. Il est impossible qu’un scénariste homme sache ce que c’est d’être une femme. De la même manière, un scénaristes blanc ou valide peut difficile s’imaginer ce que ça fait d’être noir ou paraplégique. Il faut ouvrir les équipes de scénaristes et de production à d’autres points de vue, c’est essentiel. Tout en sachant que ce n’est pas magique et que ça ne va pas tout solutionner.

Il faut sortir du binaire, masculin-féminin, élargir la palette des personnages et des genres. Oser se tourner vers des personnages qui n’existent pas ou peu à la télévision (les personnages trans ou les fluides ou queer) ou qui sont mal représentés, comme les homosexuels parce qu’ils sont encore trop hétéronormés. De la même manière, il faut s’interroger sur les familles et les couples qu’on donne à voir à la télévision.

L’idéal serait qu’au moment du casting, on ait la liberté de se dire : « Ah tiens, ce gars qui vient auditionner pour le rôle secondaire, il conviendrait bien pour le rôle principal, même s’il a été initialement écrit pour une femme. C’est difficile de ne « genrer » les personnages au moment de l’écriture. Une fois qu’il est écrit, pourquoi ne pas voir ce que ça donnerait s’il était d’un autre sexe ? Est-ce qu’il fonctionne toujours ? Mieux ? Etre créatif et oser. Tout en faisant attention à ses trucs scénaristiques un peu trop faciles comme utiliser l’attraction amoureuse systématiquement entre deux personnes, abuser de la punition symbolique…

Enfin, il est nécessaire de continuer à faire ce genre de recherches et il faut qu’elles soient discutées avec les scénaristes. Pas pour leur dire que ce qu’ils font est mauvais (d’ailleurs j’ai dit au début de l’interview que les résultats ne sont pas si mauvais que cela), simplement pour attirer leur attention sur certaines choses. Ainsi ils pourront prendre conscience de l’impact de leur création et de leur responsabilité sociale. Ils font l’un des métiers les plus importants du monde car les gens se nourrissent des représentations qu’ils créent pour la construction de leur propre identité. Le dialogue pourrait se nouer entre les régulateurs, les académiques et les équipe de production, ce serait enrichissant pour tout le monde.

 

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Concernant l’étude « Place et représentation des femmes dans les fictions »

Consultez la synthèse de l’étude

Consultez le dossier de presse 

Consultez l’étude et les résultats belges 

Consultez l’étude et les résultats tunisiens

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