« Les premiers pas de la régulation étaient une affaire politique» Evelyne Lentzen

Evelyne Lentzen est une figure importante dans l’histoire de la régulation. En 1997, un décret sort le CSA d’une simple mission d’avis donné par les acteurs du secteur de l’audiovisuel au politique et  lui confie la « régulation de la radiodiffusion ». La nouvelle institution est créée avec un objet peu défini (c’est quoi la régulation ? quel est le périmètre de la radiodiffusion ?) dans un secteur déjà en pleine mutation technologique, sans moyens financiers et humains propres. Les premiers pas du CSA ne sont pas de tout repos. La première Présidente, Evelyne Lentzen, exerce deux mandats et cède sa place en 2007. 20 ans plus tard, elle nous livre son éclairage sur les grands enjeux qui ont marqué la première décennie du régulateur. 

Comment peut-on mettre en place une telle structure dans un secteur où tout était encore à faire ?

Mon défi était de créer une culture institutionnelle pérenne. J’entendais la régulation dans l’intérêt du public et dans la défense des libertés et droits fondamentaux, tout en étant un lieu privilégié de débats entre les acteurs économiques et politiques.

Une institution se construit au fil des jours et des enjeux. Nous avons essuyé tous les plâtres. Nous avons grignoté ainsi un statut – celui d’autorité administrative indépendante -, une personnalité juridique qui nous permettait d’ester en justice, des compétences élargies, un contrat de financement et du personnel que nous pouvions enfin choisir nous-mêmes. Et cela en un peu plus de cinq ans.

C’est certainement l’indépendance du CSA qui a été le plus questionné, y compris par moi-même face à des collègues et des collaborateurs, tous issus des états-majors de partis politiques ou de cabinets ministériels. L’indépendance ne se décrète pas. Elle s’obtient et se juge sur des actes (avis conformes, autorisations, sanctions …). Le plus souvent, les décisions prises par le Bureau et le CAC l’ont été sans grand conflit, chacun étant conscient des enjeux pour le public, le secteur et le CSA.

Avant 1997, la régulation était donc une question politique ?

Ne nous leurrons pas, la radio-télévision est une affaire politique. Mais les gouvernements ne sont pas prompts à anticiper les développements audiovisuels et se laissent souvent conduire par les « sirènes » du privé, dans  un marché petit où tous se croisent inévitablement.

Créer un régulateur en 1997 était un acte politique, certes en décalage temporel par rapport à d’autres Etats européens. Un acte politique de sortie du système « juge et partie » qui préexistait : les acteurs économiques et politiques se voyaient, se mettaient d’accord sur certains équilibres et une réglementation bétonnait le tout – l’accord TVB en est un bel exemple. Les réglementations étaient d’ailleurs « personnalisées » : à chaque acteur son chapitre ou son texte réglementaire.

Le CSA a ensuite largement participé à faire évoluer la réglementation vers une approche par métiers (éditeurs et distributeurs de services, opérateurs de réseaux) et une sortie des régimes d’autorisation, consacré par le décret de 2003 et les textes européens.

Le CSA a donc participé à l’élaboration d’un décret ?

Exercer le métier de régulateur consiste aussi à alerter, documenter, recommander … en suivant de près les évolutions techniques et de contenus. J’ai soutenu notre capacité collective d’analyser une situation et de donner un avis au gouvernement ou de faire une recommandation au secteur. Dans ce cas, c’est le Collège d’avis qui a travaillé plus d’un an pour structurer ce qui est devenu le décret de 2003, après des arbitrages politiques.

Le Collège d’avis est un lieu de rencontre et de débats entre les acteurs, très souvent féconds. Il permet au régulateur d’être au plus près des réalités du terrain et aux acteurs privés de confronter leurs idées, différends et revendications publiquement. Dans le cadre des travaux de ce Collègue, les services du CSA ont préparé des dossiers aux aspects juridiques et techniques souvent complexes qui ont été utiles, je pense, pour tous les acteurs. Les sujets traités ont été nombreux. La liste des avis et recommandations est longue.

Et ces avis ont été suivis par le gouvernement ?

Il faut distinguer les avis sollicités par le gouvernement sur des projets réglementaires et les avis ou recommandations que le CSA a pris d’initiative.

Pour ce qui est des premiers, la situation est contrastée et dépend du caractère plus ou moins délicat du dossier. Lors de la première tentative d’adoption d’un plan de fréquences des radios en FM, nous avons fait le travail, en CAC, d’analyse et de proposition de répartition des fréquences entre réseaux et radios indépendantes et rendu un avis – conforme – au gouvernement. A la veille des élections et face aux réactions de candidats à des fréquences, le gouvernement a décidé de ne pas décider en nous renvoyant les réactions pour avis …

Quelques années plus tard, en 2002, le gouvernement a imaginé – hors base réglementaire – de solliciter mon avis dans la procédure de nomination de l’administrateur général de la RTBF. J’ai renoncé à participer à cette procédure dès que le gouvernement a considéré que les conditions d’information et de publicité des candidatures que le Bureau du CSA avait décidé d’organiser, ne lui convenait pas.

Dans un cas comme dans l’autre, ces événements ont eu des effets plus tard, dans des évolutions réglementaires.

Les avis et recommandations s’adressaient aussi au secteur lui-même ; ils étaient discutés et rédigés en Collège d’avis.

Avez-vous perçu de grands changements durant votre mandat ? Tant du point de vue de la manière de réguler les acteurs, que des enjeux de régulation ? 

Tout a changé et, singulièrement, tout est resté identique.

Le marché audiovisuel en FWB est et reste un marché restreint, tourné culturellement vers la France, avec une structure de décision de ses acteurs privés très largement étrangère. Les capacités d’autonomie à agir pour asseoir son avenir, déjà restreintes, sont aussi limitées par les logiques européennes.

Les parts de marché (audience et publicité) des principaux acteurs sont restés globalement stables : un rapport RTBF-RTL s’est équilibré en terme d’audience de leurs services de télévision et est resté très majoritairement en faveur de RTL en terme de revenus publicitaires. TF1 et France Télévisions bénéficient de l’ordre de 30% de l’audience francophone en Belgique, sans commercialisation spécifique de leurs écrans publicitaires. Une rente pour RTL. Ce qui explique les raisons de la longue opposition de RTL face aux tentatives de TF1 de commercialiser son audience en FWB, ce qui est réalisé aujourd’hui après quelques tentatives avortées.

N’ont pas davantage abouti les tentatives de légalisation de la radio en FM, faute de plan de fréquences.

Et les changements ?

Le numérique a induit la convergence des réseaux (auparavant dédiées selon les types de contenus), a permis la multiplication et la duplication des contenus (dont des contenus « amateurs »), a mis à mal la chronologie des médias, a obligé les éditeurs à revoir leur politique éditoriale en élargissant notamment leurs offres vers d’autres écrans, a créé un métier de distributeur-plateforme d’accès – véritable gatekeeper -, a élargi la concurrence avec l’arrivée de nouveaux acteurs (Netflix) dont certains n’étaient pas actifs dans les contenus (Belgacom, plateformes internet), …

Je dirais que 2005 est une année charnière avec l’installation durable – mais marginale – d’AB, l’acquisition par Belgacom des droits foot et le lancement de services de télévision en plus de son nouveau rôle de distributeur – le tout sans passer par la case « analogique » –  et, enfin, le choix de RTL de la législation la plus « légère », celle du Grand-duché de Luxembourg.

La régulation a reculé à partir de cette période ? Quels sont les enjeux de régulation qui subsistent aujourd’hui ?

Je suis très perplexe. Si je fais le point sur les différentes fonctions d’un régulateur, force est de constater que le CSA a perdu des plumes.

Son pouvoir d’avis et de recommandation (« soft law ») s’est singulièrement amoindri, faute d’activation du Collège d’avis.

Le pouvoir d’administration s’est allégé fortement lors du remplacement du régime conventionnel par un régime déclaratif, par les effets du numérique qui permet notamment de sortir du carcan des ressources rares (les fréquences en FM, le must carry) et l’arrivée d’acteurs qui ne sont pas sous notre juridiction, par la suppression par la Commission européenne du « marché 18 » (analyse d’opérateurs puissants sur le marché de gros des services de radiodiffusion), par l’assouplissement des règles relatives aux contenus (en matière de publicité notamment) … Il reste dans cette catégorie l’analyse du pluralisme des médias, dossier important mais qui doit être revisité en raison des nouvelles concurrences.

Le principal pouvoir du CSA aujourd’hui est un pouvoir de contrôle et de sanction. Cependant, toutes les formes d’autorégulation ont été favorisées ; certaines ont été institutionnalisés (Conseil de déontologie des journalistes). Et ce pouvoir s’exerce désormais sur 30% du marché télévisuel en FWB.

Le CSA serait-il devenu « un gardien de square » comme le qualifiait Jacques Rigaud (patron de RTL) parlant en 1997 du CSA français ?

A mon sens, la régulation reste une bonne réponse politique à la complexité d’un secteur qui participe à la formation de nos opinions et de nos imaginaires. Le CSA a vingt ans, un bel âge pour innover.

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