Discrimination : “sans arsenal juridique, nous serions des tigres sans dents”

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Entretien avec Patrick Charlier, Directeur général d’Unia 

Depuis quelques mois, un nouveau décret audiovisuel (sur les services de médias audiovisuels et les plateformes de partage de vidéos) est entré en vigueur. L’application de ce nouveau décret SMA représente un nouveau challenge pour les médias et pour les régulateurs, mais aussi la fin d’un grand chantier.  

Le nouveau décret transpose en effet les obligations européennes de trois directives concernant les services de médias audiovisuels ce qui permet de moderniser la législation, mais aussi de l’étendre à une série d’acteurs, comme les services de partage vidéo. Le nouveau texte adapte enfin la régulation sur des matières aussi importantes que la protection des mineurs, les quotas, notamment musicaux, les règles en matière de communication commerciale, la contribution à la production et la lutte contre les discriminations. Sur ce point, nous avons rencontré le directeur général d’Unia Patrick Charlier pour aborder le rôle des médias et discuter des enjeux actuels en matière de discrimination. Dans un environnement juridique complexe, notre invité y voit surtout un éventail d’actions possibles pour lutter contre les discriminations. 

Unia est une instance bien connue du grand public. Comment vos missions ont évolué ces dernières années ?  

Notre mission première qui est de promouvoir l’égalité et de lutter contre toutes les formes de discrimination, notamment de manière préventive, n’a pas évolué ces dernières années. Un centre comme le nôtre est devenu une obligation pour chaque Etat européen. Nous sommes avant tout un service citoyen qui se présente comme une alternative à la justice. Notre rôle n’a donc pas vraiment évolué. Ce sont plutôt les enjeux qui évoluent et que nous relevons chaque année, notamment dans nos rapports annuels. Aujourd’hui, nous traitons au minimum 17 critères de discriminations. Unia couvre donc la quasi-totalité des critères de discrimination à l’exception du genre dont s’occupe l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes.  

Dans vos rapports, comment évaluez-vous le rôle et l’impact des médias sur les discriminations ?  

Les médias et particulièrement les médias sociaux ont un impact énorme sur les chiffres liés à la discrimination en Belgique. Ils représentent même le troisième domaine pour lequel nous recevons le plus de signalements après l’emploi et les biens et services. En 2020, nous avons ouvert 348 dossiers dont 310 qui concernent les réseaux sociaux et plus particulièrement Facebook et Twitter. Ce sont des chiffres alarmants qui ne font qu’augmenter d’années en années. On est d’abord saisi pour les critères raciaux, ensuite pour des critères liés aux convictions religieuses et philosophiques. Sur ce critère en particulier, on retrouve environ 80% de signalement liés à l’islamophobie.  

L’arsenal juridique actuel est-il suffisant pour lutter contre la haine sur internet ?  

Il y a deux champs d’action à envisager simultanément et qui sont liés aux responsabilités des éditeurs d’une part, et des consommateurs d’autre part.  

Les réseaux sociaux ont évidemment un rôle de premier plan dans la lutte contre la haine sur leur plateforme. Actuellement, nous n’avons pas énormément de marge de manœuvre, mais nous sommes dans une dynamique de coopération. Dans certains cas, nous demandons nous-mêmes à ces plateformes de supprimer certains messages. Nous sommes d’ailleurs reconnus comme “personne de confiance” auprès des réseaux sociaux et ces derniers sont en général coopératifs. Lorsqu’on leur signale un contenu haineux, ils le suppriment en général très rapidement. Mais c’est insuffisant. Il faut un cadre juridique plus fort et c’est ce qui se passera avec le projet de loi européenne du Digital Services Act (DSA). Ce cadre imposera aux réseaux sociaux de mettre en place des mesures pour lutter contre la haine. Pour l’instant, il existe un code des bonnes pratiques pour les réseaux sociaux. On l’a clairement observé, lorsque ce code a été mis en place, il y a eu un effort fourni par les plateformes. Cet effort s’est par après essoufflé. Ça montre bien qu’un cadre plus strict est nécessaire. 

Le second champ d’action consiste à poursuivre les auteurs de propos haineux eux-mêmes. C’est aussi un enjeu important. On a mené des actions judiciaires pour faire condamner des personnes et, dans le même temps, il est primordial de faire passer le message aux auteurs de discours haineux sur internet. Ils doivent comprendre qu’ils peuvent être condamnés pour leurs propos. Le gros problème, c’est que le temps judiciaire n’est pas le même que celui les plateformes. L’exemple de la présentatrice de la RTBF Cécile Djunga est assez parlant. Elle a subi des violences importantes sur les réseaux sociaux et il a fallu plus d’un an avant d’avoir une condamnation.  

Revenons en Belgique. Le décret sur les services de médias audiovisuel (SMA) a évolué. Désormais, il n’est plus nécessaire d’inciter à la discrimination pour être condamné. Le simple fait de la promouvoir suffit. Comment percevez-vous cette évolution ? 

C’est une évolution très intéressante dans le domaine audiovisuel. Pour la comprendre, il faut pouvoir la situer dans un cadre plus général. La législation proscrit aujourd’hui trois grands comportements. Il y a d’abord “la discrimination”, par exemple à l’emploi. Il y a ensuite l’incitation à la haine ou à la discrimination. Il y a enfin les actes de haines qui couvrent un des 19 critères comme par exemple le meurtre d’Ihsane Jarfi ou les attentats au musée juif. Les actes de haines sont heureusement plus rares que les deux autres comportements. 

L’évolution que vous mentionnez est liée au second comportement, celui de “l’incitation à la haine ou à la discrimination”. Jusqu’à présent, pour condamner quelqu’un, ou pour condamner un média en particulier, il fallait prouver qu’un propos incitait volontairement à la haine à la violence ou à la discrimination, qu’il voulait pousser quelqu’un à commettre un tel acte. Cela signifie qu’une très grande partie des propos ne tombent pas sous le couvert de la loi. C’est donc souvent très frustrant d’expliquer à un requérant que tel ou tel propos ouvertement raciste n’est pas condamnable et ne peut être poursuivi.  

Avec cette évolution du décret SMA, la simple promotion de la discrimination est à présent condamnable. On accueille cette évolution de manière très favorable, car elle permettra d’offrir un champ d’actions plus large pour lutter contre les discriminations dans nos médias. 

Unia dépend d’un cadre fédéral, le CSA de la Fédération Wallonie-Bruxelles, son équivalent flamand le VRM, de la communauté flamande, idem pour la communauté germanophone. Unia et l’IEFH se partagent également des matières. Les réseaux sociaux doivent dépendre à la fois de cadres européens et nationaux. Est-ce que la multiplication des canaux, notamment légaux, n’est-elle pas un frein pour lutter contre les discriminations ? Ou au contraire une richesse ? Comment articuler des lois qui peuvent s’appliquer différemment selon le territoire ou le domaine de compétence ? 

Lutter contre les discriminations et garantir l’égalité des chances est un long combat. C’est vrai que la Belgique se caractérise par une complexité institutionnelle avec des séparations territoriales, mais aussi thématiques. Nous devons néanmoins composer avec cette réalité et notre rôle est de faciliter la tâche des citoyens et les accompagner.  

Ce qui est très important de préciser, c’est que la loi est une chose, la médiation en est une autre. Il y a pas mal de canaux juridiques à activer quand on parle de discriminations ou de haine, mais il y a nettement plus de chance d’aboutir à un changement concret par le biais de la médiation. Unia se présente avant tout comme un service d’accompagnement du citoyen. Nous allons en justice seulement pour les cas les plus graves, soit moins d’1% de nos dossiers. D’un autre côté, les canaux juridiques nous permettent d’être crédibles lorsque nous sommes dans une démarche de conciliation ou de négociation, car on sait qu’en cas de blocage, on peut activer cette voie. Sans cet arsenal juridique, nous serions des tigres sans dents.  

Pour répondre à votre question, je trouve au contraire qu’avoir la possibilité d’accompagner les citoyens vers une multitude de voies juridiques et de médiation est une richesse et offre un bel éventail de possibilités pour répondre à des enjeux parfois complexes. 

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