« Le sexisme et les stéréotypes de genre sont toujours bien ancrés dans notre société »

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Entretien avec Philippe Bernard, Chercheur FNRS en psychologie sociale et neurosciences sociales au Centre de recherche en psychologie sociale et interculturelle de l’ULB. Il y étudie les mécanismes de l’objectification des corps hyper-sexualisés dans les médias. De « belles images » qui ne sont pas sans conséquences sur les spectateurs et l’entretien d’un sexisme invisible mais bien présent. 

Vous concentrez vos recherches sur l’objectification des corps sexualisés. Qu’est -ce cela veut dire et pourquoi vous intéresser à cela ?

Depuis les années nonante, le thème de l’objectification est au cœur de la philosophie féministe et de la psychologie sociale. La sexualisation dans les médias (nudité, postures sexuellement suggestives, etc.) est omniprésente et alimente de vives réactions émotionnelles auprès du public. A titre d’exemple, une publicité récente mettait en scène l’image d’une paire de fesses cambrées, portant de la lingerie. Les réactions du public face à cette furent très vives et polarisées. Certain.e.s étaient outré.e.s et critiquaient le sexisme et l’objectification véhiculées par l’affiche, d’autres pointaient le fait qu’il n’y a rien de choquant et que le temps de la pudibonderie est révolu. Afin d’aller au-delà du simple jugement de valeur quant aux effets de la sexualisation du corps, il est fondamental d’aborder cette question, ancrée dans le féminisme, de façon neutre et scientifique. Mes recherches visent à déterminer si les corps sexualisés sont visuellement perçus comme le sont les objets.

Comment avez-vous procédé pour tester scientifiquement l’objectification des corps ?

Les neurosciences ont mis en évidence que les individus perçoivent le corps humain de façon globale, alors que des mécanismes cognitifs plus locaux, analytiques sont habituellement mobilisés lorsque les individus perçoivent des objets. Pour illustrer, la présentation d’images de corps morcelés, fragmentés induit habituellement une décharge neuronale plus importante dans les aires visuelles du cerveau que celle observée pour des images de corps non-fragmentés. Le corps est donc encodé comme un « tout » dans le cerveau et le fait de fragmenter ce « tout » mobilise des ressources cognitives supplémentaires. En revanche, fragmenter un objet n’affecte pas les activités neuronales visuelles, ce qui indique que les objets sont perçus par défaut de façon analytique, fragmentée.

Mes recherches indiquent que les corps sexualisés, tout comme les objets, sont perçus de façon locale, fragmentée, alors que les corps non-sexualisés sont perçus de façon globale. Cette objectification du corps sexualisé est identifiable tant chez les hommes que chez femmes ayant participé à nos études. Par ailleurs, nous avons observé que la sexualisation du corps induit une perception fragmentée des corps féminins et masculins. Cependant, étant donné que les femmes sont plus souvent représentées dans les médias de façon hyper-sexualisée que les hommes, les médias véhiculent donc davantage une objectification du corps féminin.

Cette hypersexualisation des corps n’est pas sans conséquences ?

Les conséquences sont nombreuses. L’une des conséquences est la perception fragmentée du corps dont on vient de parler. La recherche met également en évidence que la sexualisation du corps affecte la façon dont les gens vont attribuer des états mentaux à autrui. Par exemple, des études indiquent que les gens perçoivent les femmes sexualisées comme étant moins intelligentes et moins compétentes que les femmes non-sexualisées. La sexualisation du corps va également activer des croyances relatives aux mythes du viol. A titre d’exemple, les recherches ont démontré que les gens évaluent un violeur comme étant moins responsable, et une victime de viol comme étant plus responsable lorsque la femme victime du viol est sexualisée. Enfin, la fréquence d’exposition à des images sexualisées favorise la comparaison sociale et induit une série de conséquences négatives comme une baisse de l’estime de soi, une augmentation de l’insatisfaction corporelle et des troubles alimentaires.

La pub entretient-elle les stéréotypes ?

L’hyper-sexualisation modifie la façon dont les gens perçoivent et évaluent les personnes sexualisées. Mais elle modifie également les attentes et les attitudes à l’égard des femmes de façon générale. Par exemple, il a été mis en évidence que l’exposition à des images sexualisées active des attitudes sexistes et négatives à l’égard des femmes.

Un autre exemple. Quand je donne cours et que je présente une vidéo avec des spots publicitaires officiels mettant en évidence une hyper-sexualisation du corps féminin sans rapport avec le produit vendu, il n’y a aucune réaction dans l’auditoire. En revanche, quand je présente à l’auditoire ces mêmes spots retravaillés où l’homme prend le rôle initialement incarné par la femme, j’entends de nombreux éclats de rire. Ce qui est ridicule pour un homme ne l’est pas pour une femme. C’est également la démonstration que les gens ne sont pas conscients de ces stéréotypes de genre et sont désensibilisés. Le sexisme et les stéréotypes de genre sont toujours bien ancrés dans notre société.

Comment contrer cela ?

À l’heure actuelle, il y a vraiment un écart important entre, d’une part, le savoir scientifique concernant les effets négatifs de l’hyper-sexualisation et, d’autre part, les pratiques publicitaires. Cette situation me fait penser à la question climatique : Le monde politique est peu actif dans la mise en place d’une transition écologique alors que les études scientifiques pointent depuis bien longtemps l’urgence et la nécessité de ce changement.

Le changement concernant les stéréotypes dans la publicité doit être global. Les pratiques publicitaires doivent évoluer. Il faut aussi repenser la formation des futur.e.s publicitaires et celle des professionnels déjà actifs afin de les sensibiliser quant aux effets négatifs de l’hyper-sexualisation et des stéréotypes véhiculés dans la publicité de façon générale. A ce titre, il me semble qu’une intéraction plus marquée entre le monde académique et celui de la publicité serait le bienvenu.

Je me suis intéressée à la charte UBA à laquelle le CSA a contribué. Les idées sont bonnes mais comment vont-elles être implémentées et évaluées ? Prenons deux exemples. Une des recommandations invite à être vigilant quant à l’hyper-sexualisation dans les pubs. Mais qu’entend-on par vigilance ? Quels critères sont utilisés pour mesurer et déterminer si cette vigilance est respectée ? Deuxième exemple. La charte invite les publicitaires à faire évaluer la publicité prête à être diffusée par un échantillon du public cible. L’idée est intéressante mais ne va pas assez loin. Selon moi, si on veut parler aux consommateurs, leur proposer des publicités respectueuses d’un point-de-vue éthique et des discours représentatifs de notre société, si on veut leur plaire, les convaincre, il faut alors les inclure dans le processus dès le début, et non pas juste leur demander un avis quand la pub est bouclée. Par exemple, il serait intéressant de proposer différents projets de pub pilotes à un échantillon du public cible et, sur base des avis récoltés, développer le projet qui a été évalué comme étant le plus éthique, agréable et convaincant. Une campagne publicitaire peut aussi être très intéressante économiquement si elle respecte l’avis des consommateurs ciblés dès le départ. Un vrai Win Win.

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