Un nombre-record de plaintes au CSA : pour quelles raisons ?

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Entretien croisé avec Manon Letouche, Secrétaire d’instruction du CSA et Maxime Fabry, Conseiller juridique au Secrétariat d’instruction.

 

  • Il y a eu une explosion du nombre de plaintes en 2017. Comment expliquez-vous cela ?

 

M.F. : Il y a effectivement une augmentation significative des plaintes entre 2016 et 2017 : on multiplie pratiquement par 2,5 le total de 2016 pour aboutir au chiffre de 392 plaintes en 2017. On peut épingler plusieurs raisons à ce nouveau record. On constate tout d’abord une augmentation générale que l’on retrouve dans d’autres institutions, je pense notamment à Unia en Belgique ou au CSA français. Concernant la régulation audiovisuelle, on peut déduire de cette tendance générale que le public est plus enclin à interpeller les autorités sur des principes qui lui sont chers. Ensuite, on voit des dossiers en particulier qui suscitent une indignation généralisée des citoyen.ne.s. Avec la médiatisation de ces cas par la presse, on aboutit nécessairement à un nombre important de plaintes. Enfin, il faut bien le dire, le public belge semble aujourd’hui mieux informé de l’existence et des missions du CSA.

 

 

  • On remarque qu’il y a une évolution des plaintes entre les différents rapports annuels. Qu’est-ce qui interpelle de plus en plus les gens aujourd’hui ?

 

M.L. : En 2017, nous observons une très nette évolution du nombre de plaintes sur les sujets portant sur les limites de la liberté d’expression : le respect de la dignité humaine et l’interdiction de diffuser des programmes qui incitent à la discrimination, la haine ou la violence. 36% des plaintes concernent ces enjeux. Il faut y ajouter les plaintes qui concernent l’égalité entre les femmes et les hommes, qui est une nouvelle notion introduite dans le « décret SMA » en juin 2016. Dès la première année d’application, cette question s’est hissée au deuxième rang des sujets des plaintes du public, toutes plaintes confondues.

Au total,46% des plaintes concernent la dignité humaine, les discriminations et l’égalité entre les femmes et les hommes, contre 23 % en 2016[1], sachant qu’auparavant, on ne parlait que d’incitation à la discrimination sur base du sexe, qui est une notion plus restrictive.

Par rapport à ce grand nombre de plaintes, il faut noter que les ouvertures d’instruction en la matière sont rares car la législation prévoit que les exceptions à la liberté d’expression doivent être interprétées strictement. Dans de nombreux cas, nous devons expliquer aux plaignant.e.s pourquoi les propos visés dans les plaintes, bien qu’ils puissent légitimement les heurter ou les choquer, sont couverts par la liberté d’expression.

La protection des mineurs fait également partie du champ de la liberté d’expression. C’est un thème qui est important pour les publics, qui nous interpellent régulièrement par rapport à la violence de certaines images, notamment dans les journaux télévisés. Par contre, on observe, au cours des années, une tendance à la diminution des plaintes relatives à la communication commerciale (publicité., placement de produits, parrainage…) etc.

 

 

  • Comment gérez-vous au quotidien les plaintes du public ?

 

M.L. : Le Secrétariat d’instruction veille à apporter une réponse personnalisée à chaque plaignant.e. On considère d’abord si une plainte est recevable ou pas. Si ce n’est pas le cas, nous informons le.la plaignant.e au mieux et le cas échéant, le.la réorientons vers l’organe compétent.

M.F. : Ce souci d’information est d’ailleurs un véritable défi par rapport à l’augmentation du nombre des plaintes. Mais c’est un élément auquel nous sommes attachés, en tant que service public.

M.L. : Ensuite, si la plainte est jugée recevable, nous procédons à une analyse de fond pour voir s’il y a des indices ou pas d’éventuelle(s) infraction(s) au droit de l’audiovisuel. Pour ce faire, nous consultons systématiquement des experts, notamment en interne. Il y a au CSA un pôle de conseillers compétents sur différentes matières comme la communication commerciale, la protection des mineurs, l’information… Sur base de cet examen, le SI décide, en toute indépendance, s’il ouvre une instruction ou s’il classe le dossier sans suite. Au terme du processus d’instruction, nous serons éventuellement amenés à déposer un dossier d’instruction devant le Collège d’autorisation et de Contrôle du CSA qui prend les décisions en matière d’éventuelles sanctions.

En tous les cas, même si les plaintes n’aboutissent pas à l’ouverture d’une instruction ou à une sanction, elles sont utiles. Elles permettent, par exemple, de porter un débat dans la sphère publique, de relayer les attentes des auditeurs et téléspectateurs ou encore de faire avancer la jurisprudence du CSA.

 

  • Quelles sont les responsabilités liées à ce processus ?

 

M.L. : Nous devons agir avec prudence car les décisions peuvent porter à conséquence. Nous devons également pouvoir les expliquer de manière à ce qu’elles soient comprises par le plus grand nombre. Le travail de pédagogie est donc vraiment important. Le processus prend du temps et repose sur une recherche approfondie sur base de la jurisprudence du Collège mais aussi à l’ensemble des textes et décisions belges et internationales (provenant notamment de la CJUE et CEDH).

Suite à une décision, nous pouvons recevoir d’autres plaintes qui portent sur les mêmes enjeux et nous devrons appliquer la grille de critères qui aura été établie précédemment. Ce travail a donc un impact sur le futur de la régulation.

 

 

  • La consommation actuelle des médias entraîne-t-elle des défis pour le SI ?

 

M.F. : Concrètement, en ce qui concerne les médias audiovisuels en ligne, nous sommes de plus en plus confrontés à la question de la recevabilité de la plainte et ce sur deux plans. Tout d’abord, au niveau de la compétence matérielle du CSA, qui est limitée à l’audiovisuel. Ça c’est facile quand on s’en tient à la télé et la radio de papa. Par contre, la réflexion est de mise lorsque, par exemple, on est face à un mélange de contenus écrits et audiovisuels. Ensuite, la compétence territoriale se pose davantage avec la consommation sur les diverses plateformes internet : qui est l’éditeur du contenu dénoncé, à quel régulateur étranger puis-je transférer la plainte ? C’est intéressant de constater que, comme dans bien d’autres domaines du droit d’ailleurs, un cadre supranational et « à jour » est devenu indispensable pour une véritable harmonisation et ainsi limiter au maximum une régulation à plusieurs vitesses en fonction des éditeurs concernés.

 

 

  • Comment traiter concrètement une plainte qui concernerait un acteur comme YouTube ?

 

M.F. :  Il y a tout d’abord une réflexion en interne pour savoir qui est l’éditeur responsable de la chaîne, et puis, dans un second temps, où se situe cet éditeur responsable de la chaîne, dans quel pays ? Avec les suites qui devront être données en conséquence.

M.L. : Même si nous recevons de plus en plus de plaintes qui concernent YouTube, celles-ci portent sur des éditeurs établis à l’étranger. Par ailleurs, l’instruction est une manière de répondre aux objectifs de la régulation, mais il y a d’autres manières d’agir. Certains régulateurs européens ont mené d’importants projets de sensibilisation des Youtubeurs en matière de protection des mineurs, de communication commerciale etc. C’est une autre façon d’aborder ces jeunes éditeurs qui travaillent souvent seuls et ne connaissent pas forcément le cadre juridique. Et ce sont d’autres portes d’entrée pour protéger les publics par rapport à ces formats.

 

[1] Cette comparaison porte sur les sujets des plaintes recevables en 2017 et en 2016.

 

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