L’exploitation des données de ciblage publicitaire : un bon outil pour combattre les stéréotypes de genre

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Entretien Valérie Janssens : PMO – RMB

 

L’actualité ne nous fera pas dire le contraire, le big data représente un enjeu de taille pour l’avenir du secteur publicitaire. Comment mieux cibler les groupes que l’on cherche à atteindre ? Comment mieux connaître les consommateur.trice.s et coller à leurs attentes. Les données des utilisateur.trice.s deviennent progressivement incontournables pour les annonceurs. Derrière cette course aux données, Valérie Janssens voit aussi une opportunité pour que les images véhiculées par la pub collent mieux aux réalités de celles et ceux qui sont ciblés. Pour notre experte, si les annonceurs sont amenés à cibler des groupes en particulier, comme les femmes, ils devront aussi faire un effort pour mieux les représenter…

 

La question du manque de visibilité des femmes dans les médias est à nouveau relevée dans le Baromètre Diversité du CSA. Comment expliquer ce constat ?      

 

Le manque de visibilité des femmes dans les médias est à relativiser en fonction des médias dont on parle à mon avis. En TV, en radio, en digital ou sur les réseaux la situation n’est déjà pas forcément identique.

En outre, malgré tout ce qu’on dit et constate, je pense que les choses ont évolué ces dernières années. Il y a une quinzaine d’années quand je travaillais pour Belgacom, j’ai créé un cercle féminin et je tenais un blog destiné à donner des conseils aux femmes en entreprise parce qu’on se rendait compte que les femmes ne parvenaient pas suffisamment à faire entendre leur voix, à avoir leur place à tous les niveaux de pouvoir. On a commencé à créer des événements qui nous permettaient de montrer que nous voulions agir au niveau de l’entreprise et à accompagner les femmes pour les faire gagner en assurance, en visibilité, et être soutenues grâce au coaching et au mentoring. A l’époque, il y a eu un sursaut général sur ces questions.

Entre temps, il y a eu d’autres plus initiatives, les quotas dans les CA, une sensibilisation majeure depuis plusieurs années. Les lignes ont bougé et la place « physique » des femmes a progressé dans les grosses structures, y compris dans les médias.  Malgré cela, on n’est pas encore arrivé à l’égalité en termes de représentativité et c’est vrai que cela se reflète forcément en partie dans les médias. Je sais par exemple, que lorsqu’on veut faire intervenir des experts dans les médias sur l’une ou l’autre question, on peine souvent à trouver des femmes, même si consciemment les efforts sont faits en ce sens.

 

Si les femmes sont mieux représentées dans le secteur audiovisuel, qu’en est-il du monde publicitaire ?

 

Il faut distinguer les médias, les régies publicitaires et les agences créatives pour mieux comprendre ce secteur. Je pense qu’au niveau des médias, même si ça ne se reflète pas toujours à l’écran, on a bien compris que ce type d’entreprise devait être le reflet de la société. Les femmes y ont leur place et on peut élargir ce constat à la diversité en général. Idem pour les régies publicitaires comme la RMB qui sont devenues des structures inclusives. Cependant, quand on parle des agences publicitaires, on entre dans le domaine de la « création » qui reste, selon moi, assez masculin. Je ne suis pas très familière du monde des agences de pub mais les grands noms de la création publicitaire sont masculins.

Et il ne faut pas oublier que les agences publicitaires sont aussi tributaires des demandes des annonceurs. Or là à nouveau on peut s’imaginer que si la représentativité des femmes n’est pas égale à celle des hommes du côté des décisionnaires chez les annonceurs, cela peut se refléter dans leur briefing également.

 

Le CSA pointe un problème de représentation des femmes dans la publicité. Elles sont doublement plus soumises à des stéréotypes que les hommes. La faute à ceux qui produisent les annonces ou qui les commandent ?

 

Je pense que, au-delà du fait que la création publicitaire reste selon-moi un univers plutôt masculin, le problème est triple. D’une part et on l’observe au quotidien, le marché est largement dominé par des campagnes internationales qui sont pensées pour toucher le plus large public. Ensuite, on observe un lissage des campagnes à cause des réseaux sociaux. Enfin, j’ai le sentiment que les annonceurs ont leurs propres stéréotypes quand ils produisent du contenu publicitaire, alors même qu’ils disposent d’outils qui permettraient de les démonter.

Lorsqu’un grand groupe cible un marché international, son objectif est que sa campagne convienne dans tous les pays qu’il cible. On verra potentiellement la même publicité en Belgique ou aux USA. L’uniformisation du contenu est donc importante et cela peut créer de véritables décalages culturels. Quand on voit ces contenus publicitaires, on est frappé par deux choses ; le manque d’originalité d’une part et l’archaïsme de certaines visions d’autre part. J’ai parfois l’impression qu’il y a une tension entre la volonté des agences publicitaires de briser les codes et la volonté des annonceurs de rester dans des cases.

Concernant les réseaux sociaux, je pense aussi qu’ils ont provoqué un lissage encore plus important de la création publicitaire. Pour avoir discuté récemment avec Jens Mortier, le patron de Mortier Brigade, il me disait combien la création était devenue difficile parce que les annonceurs sont très attentifs aux retours de leurs campagnes sur les réseaux sociaux. Les marques peuvent faire un gros bad buzz sur les réseaux sociaux à cause d’une campagne jugée sexiste ou raciste. La réaction de certains annonceurs, c’est un certain lissage de la création publicitaire pour plaire au plus grand nombre. Et cela ne favorise pas forcément la remise en question des stéréotypes et la sensibilisation aux questions de diversité.

 

Quels sont les outils dont vous parlez ? Ceux-là même que les annonceurs n’exploitent pas assez ?

 

Je parle ici du ciblage publicitaire. Cet outil n’est clairement pas assez exploité par les annonceurs. Aujourd’hui, si l’on veut cibler uniquement des femmes dans une campagne, c’est tout à fait possible. Mais très curieusement, les annonceurs continuent de produire une seule création publicitaire qu’ils poussent indistinctement auprès de toutes les cibles. C’est assez paradoxal car on demande d’une part de cibler des audiences spécifiques et dans le même temps, on ne customise pas les campagnes.

 

L’avenir du paysage publicitaire, c’est la création de publicités ciblées spécifiques pour chaque groupe issu de la diversité ? C’est un peu le contraire de l’inclusion

 

C’est justement là où je pense que les annonceurs n’exploitent pas assez ces outils de ciblage. Le ciblage ne doit justement pas permettre de renfermer certaines cibles dans des stéréotypes mais, au contraire, de mieux les comprendre.

Il est clair que s’il est possible de cibler des groupes en particulier, il faut être d’autant plus attentif à produire du contenu qui respectent ces groupes et surtout, qui leur parle. Et c’est ici que briser les codes sociaux est une opportunité. Maintenant que les annonceurs peuvent identifier les cibles, ils doivent se demander ce qu’elles veulent vraiment. Un exemple concret : est ce que les femmes veulent encore aujourd’hui être associées à des ménagères qui achètent des sèche-linges ? Si vous produisez une nouvelle campagne clichée et qu’en plus, vous la poussez vers des femmes uniquement, quelles seront leurs réactions ? Je prends cet exemple car j’ai récemment vu une publicité mettant en scène deux hommes qui s’apprêtent à acheter un sèche-linge. La création était clairement pensée pour s’adresser à des hommes. Pourtant quand c’est une audience féminine qui y est soumise, les femmes sont sensibles au fait qu’elles ne sont pas, pour la énième fois, associées à ce type d’annonce et cela produit des réactions positives envers le produit. Au départ d’une pub à destination des hommes, on fera peut-être acheter le produit par une femme grâce à  la capacité de la marque a montré son souci égalitaire.

L’analyse des datas relatives au return des campagnes ciblées ou non permet justement d’intégrer de l’objectivité dans tout ce processus.

 

Le ciblage permet d’adresser des cibles, mais en quoi permet-il de savoir ce qu’elles veulent ?

 

Parce que le ciblage permet de quantifier précisément le retour d’une campagne publicitaire. Exemple, vous désirez vendre un certain type de voiture et vous êtes convaincu que seuls les hommes de 40-50 ans seront intéressés par ce modèle. Vous développez une campagne s’adressant majoritairement à cette catégorie de personne et vous réalisez qu’au final, ce sont plutôt des femmes de 30-40 qui sont réactives à votre annonce. Ce que je veux exprimer par cet exemple, c’est que les retours quantifiés qu’offrent le ciblage peuvent forcer les annonceurs à se défaire de leurs biais et de leurs stéréotypes.

La création, c’est le domaine du biais et du subjectif et donc du stéréotype. La data et la mesures  sont du domaine de l’objectif. C’est le même effort qui est fait avec le Baromètre diversité, le CSA apporte de l’objectivité sur ces stéréotypes exprimés par le monde publicitaire. Je pense que les retours d’une campagne publicitaire bien analysés peuvent produire les mêmes effets d’objectivité sur un annonceur.

 

Pourquoi les annonceurs n’exploitent pas suffisamment les outils dont ils disposent ?

En ce qui concerne le fait de produire des créations publicitaires différenciées tenant compte des différents segments que l’annonceur cherche à viser, l’enjeu financier est clairement un obstacle. Une création coûte déjà très cher, alors autant de créations que de publics visés n’est pas à la portée de n’importe quel annonceur.

D’autre part, la taille de notre marché ne joue pas en faveur du ciblage publicitaire. Sur un marché comme celui de la Fédération Wallonie-Bruxelles, on parle de 4 millions de personnes. Quand on propose du ciblage, certes on va mieux atteindre sa cible, mais on réduit encore plus ce marché. Du coup, les volumes ne sont plus forcément assez importants pour tirer profit du ciblage et assurer un taux de conversion suffisant.

Il faut aussi reconnaitre que l’exploitation des datas relatives au « return » des campagnes publicitaires doit encore se développer. La valorisation réelle du ciblage n’est pas encore vraiment perçue, tant par les annonceurs, que ceux qui mettent en place ces outils.

Je pense que quand les marques auront compris tout l’intérêt de ces outils, elles pourront enfin bousculer les codes traditionnels de notre société et refléter pleinement la diversité.

 

Entrez dans le dossier « les médias vous ressemblent-ils ? »

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