« Le modèle publicitaire de nos médias doit être totalement repensé ! »

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Bruno Liesse est le patron de la filiale belge de l’agence média Carat[1]. Entre les études menées par l’agence, l’analyse des besoins des annonceurs et des stratégies envisagées par les éditeurs et les régies publicitaires, les agences médias ont un regard transversal sur l’écosystème du secteur audiovisuel belge. L’arrivée de TF1 sur le marché publicitaire belge aura bousculé le secteur et impacte son ensemble, annonceurs, éditeurs, régies et régulateurs compris. Chacun ayant sa position, chacun voulant défendre ses intérêts. Là où le CSA appelle TF1 à respecter les règles plus strictes de la FWB pour rétablir une saine concurrence, les éditeurs s’inquiètent et se repensent. Mais qu’en est-il des annonceurs ?  Comment réagissent-ils à ces nouveaux marchés qui s’ouvrent devant eux, tant sur la télévision linéaire (TF1), que sur les plateformes en ligne elles-mêmes dominées par les GAFAN ?

 

Nous avons adressé quelques questions à notre faucon du paysage audiovisuel belge, pour nous plonger dans un futur très proche, mais pourtant si différent…

  

TF1 débarque sur le marché publicitaire belge. Vous êtes au croisement des annonceurs, des régies et des éditeurs. Que vous inspire cette actualité importante pour le secteur ?

 

Je dirais qu’il fallait s’y attendre. Les intentions de TF1 ne sont pas nouvelles et le fait qu’il ne débarque qu’en 2017 est le fruit d’un accord politique antérieur qui, finalement, sur le plan de la concurrence, n’avait pas vraiment lieu d’être. L’arrivée de TF1 en Belgique est envisagée sous l’angle de son impact sur le marché publicitaire. Mais soyons clairs, les éditeurs se battaient déjà contre TF1 sur leurs audiences. La bagarre éditeurs belges – français est ouverte depuis longtemps, sauf que désormais, on ne tire plus avec des balles dum dum, mais à balles réelles. TF1 ne fait que valoriser une audience qu’il a acquise en Belgique. Dès lors que l’on accepte la question de la libre circulation des biens et services en Europe, on doit aussi accepter cette situation. Nous aurions peut-être pu continuer à négocier avec TF1 si la RTBF avait pris ce nouvel entrant au sein de sa régie publicitaire, mais là, chacun va devoir se battre de son côté.  Le combat des audiences est donc une chose, celui des annonceurs, c’est le nerf de la guerre. Si le combat des éditeurs belges autour des audiences est un exercice difficile, celui qu’ils vont devoir entreprendre pour garder leurs annonceurs l’est tout autant. Croyez-moi, l’annonceur ira là où la publicité est la plus efficace et la plus visible.

 

Mais la Belgique n’est pas seule à vivre cette situation ?

 

Certain pays, comme la Suisse, sont dans des états encore plus critiques à cause de la concurrence sur le marché linéaire[2]. Si TF1 exerce des pressions chez nous, c’est parce qu’il souffre en France. De manière générale, il faut se dire que ce que nous vivons maintenant en Belgique, c’est toute l’Europe qui le subit dans le secteur audiovisuel. Nous devons faire face à la concurrence de nos voisins qui décrochent chez nous, parce que les « pure players américains » sont en train d’assécher le marché européen et absorbe la presque totalité du gâteau publicitaire en ligne. Les GAFAN[3] américain  ont le monopole de la publicité en ligne et/ou dominent notre marché audiovisuel, notamment en VOD. Quand on sait qu’il s’agit du mode de consommation de demain, il y a là de quoi réellement s’inquiéter. Je pense qu’il est nécessaire de répondre au problème TF1 de manière plus globale et qu’il faut à tout prix (et rapidement) se repenser pour survivre dans le monde de demain.

 

Comment le secteur peut-il se repenser ?

 

Les pures players américains dominent notre marché publicitaire en ligne. Pour moi, la réponse à apporter se trouve davantage dans notre transition numérique et notre capacité à mettre en place des services attractifs pour les annonceurs. Ce que je constate, c’est que l’un des problèmes qui préoccupent fortement les annonceurs en ligne, c’est le zipping. Les éditeurs doivent se pencher davantage sur ce problème. Quand on regarde des programmes en différé, on peut zipper les pubs. Ce comportement représente une perte importante sur le non-linéaire. Les pubs zippées ne sont pas facturées. On peut se battre tant qu’on veut du côté des audiences, si les publicités sont mal intégrées, la situation sera pire encore pour nos éditeurs locaux qui se lancent chacun à leur tour sur le numérique.

 

Mais le modèle et l’efficacité publicitaire en ligne n’est pas une science exacte, y compris pour les pures players…

 

C’est là que nous pouvons prendre de l’avance et concevoir un modèle efficace, pérenne et séduisant pour aller chercher les annonceurs là où ils seront demain. Les agences médias envisagent une série d’étude pour mesurer, notamment, l’efficacité publicitaire. Ces études sont coûteuses mais témoignent aussi de l’existence d’un modèle dépassé dans le paysage non-linaire.  Je pense que le modèle publicitaire de nos médias doit être totalement repensé. Un modèle que je trouve vraiment intéressant et qui commence à s’imposer chez des gros opérateurs comme YouTube est le système AVOD.  Pour faire simple, l’utilisateur paye le contenu qu’il regarde, non pas avec sa carte bancaire, mais avec ses yeux. Il a conscience que le contenu qu’il consomme doit être rémunéré et est dès lors amené à consommer de la publicité, sans avoir la possibilité de skipper.

 

Avec ce genre de système, la mesure de l’efficacité publicitaire est plus simple à observer et ne demande pas d’études approfondies pour convaincre les annonceurs de diffuser chez tel ou tel éditeur. Il me semble que ce type de modèle devrait être exploité chez nos éditeurs.

 

Vous préconisez une réaction du secteur avec une stratégie publicitaire résolument orientée vers les services en ligne. Chez nous, les plateformes des gros éditeurs comme Auvio sont très récentes. RTL est encore au stade de la mise en place d’une stratégie numérique. Sommes-nous prêts pour cette transformation digitale tant sur le plan du contenu, que sur le modèle publicitaire ? 

  

La Belgique n’est pas seule à être en retard dans sa transformation digitale. Pour qu’une industrie change, il faut être visionnaire. Des bonnes idées, nous en avons. Le problème, c’est la vitesse. Il faut être agile et rapide quand on parle de transformation digitale car les marchés sont très rapidement absorbés par ceux qui ont pris le pli. Il y a quelques années, la majorité des experts disaient qu’on ne regarderait pas les vidéos sur smartphone. Aujourd’hui la moitié des vidéos sont vues sur smartphones. Il ne faut pas sous-estimer la capacité de captation des consommateurs sur les plateformes numériques. L’arrivée de TF1 est aussi une bonne occasion de se repenser, aussi sur le numérique, et il est temps d’accélérer la cadence.

 

Comment fait-on pour investir dans le digital, si notre marché est agressé par les groupes étrangers ? 

 

Il est possible de trouver des revenus ailleurs. Nous avons la chance d’avoir des gros éditeurs comme la RTBF et RTL qui incarnent des marques de qualité pour les consommateurs. Ces marques pourraient évoluer vers autre chose que la simple marque audiovisuelle qui diffuse des programmes, en organisant ou sponsorisant davantage de gros événements rentables pour trouver des revenus en dehors de la manne publicitaire habituelle qui, dans tous les cas, devra désormais être partagée avec d’autres acteurs. Nos marques audiovisuelles doivent impérativement se repenser sur le numérique, mais aussi se déployer ailleurs, comme le font toutes les entreprises qui sont en difficulté sur un terrain en particulier. En Flandre, Medialaan a parfaitement engagé sa transition numérique avec des services comme Stievie. Il convient donc de nuancer quelque peu le retard belge sur ce domaine en particulier.

 

La régulation peut et doit soutenir le secteur local. Les lois doivent-elles évoluer selon-vous ?

 

Je pense que la directive européenne devra toujours garantir la libre concurrence. C’est la base de notre système parce qu’à la base de cette logique se trouve le consommateur qui est en demande de nouveaux services. Ceci dit, il est clair que l’union européenne devrait s’intéresser aux pratiques de ces gros acteurs qui siphonnent nos marchés locaux et chercher à favoriser l’émergence de véritables concurrents européens. Mais La solution se trouve pour moi davantage dans l’analyse des attentes et besoins des consommateurs. Je pense que deux stratégies essentielles se profilent pour les éditeurs. D’une part la production de contenus premium et la mutualisation des ressources d’autre part pour faire face aux pures players américains. Il faut produire, produire et encore produire et se mettre ensemble lorsque c’est nécessaire.  

 

On ne peut pas recréer un Netflix à notre petite échelle locale, mais pourquoi ne pas mutualiser nos efforts en créant des plateformes VOD communes entre nos éditeurs. Pourquoi ne pas pousser la réflexion encore plus loin et imaginer des synergies transfrontalières. Il nous faut des services de poids pour convaincre nos consommateurs déjà séduits par les pures players américains. Le secteur audiovisuel européen et l’Europe ont sans doute un rôle à jouer dans la création, je l’espère, de services européens de même envergure.

[1] Bruno Liesse occupait cette fonction lors de la rédaction de l’interview. Depuis le 17 octobre, Bruno Liesse coordonne Deepblue (département étude et recherche du groupe Densus Aegis Network).

[2] Télévision répondant à un programme linéaire par opposition aux services audiovisuels disponibles en ligne à la demande.

[3] Google, Apple, FacebookAmazon, Netflix,

 

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